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Dans ce cas, il avait peut-être été ramassé déjà par les Allemands, car leurs services sanitaires avaient dû explorer le terrain de la lutte pendant toute la nuit.

Seulement, l’ennemi avait lui-même tant de blessés, qu’il avait dû commencer par ramasser les siens.

Et à cette heure, le père de Georges était peut-être encore là, étendu au milieu de l’amoncellement de sacrifiés de l’héroïque 6e Corps. Mais s’il n’était pas blessé… s’il était… Et une sueur froide inonda l’enfant, lorsque surgit le mot fatal des profondeurs de sa pensée.

— Marchons, Mahurec, fit-il avec angoisse.

Déjà, le Breton, domptant la douleur et serrant les dents était reparti… Il voulait marcher, disait-il, pour se tenir éveillé ; car, s’il montait en voiture, il était bien sûr de son affaire : endormi ou évanoui, ce serait l’histoire de cinq minutes ; et, vrai… ce n’était pas le moment !

Il marcha une demi-heure environ, puis le convoi sortit du bois ; le jour montait ; à quelque distance, une masse informe apparut.

— Amanvilliers ! dit un médecin.

— Alors, ça n’est pas encore ici, fit Mahurec, parce que je m’en rappelle bien : quand ça a commencé, le colonel m’a montré un gros village à notre gauche ; il m’a dit : « Ça, c’est Amanvilliers : c’est Ladmirault qui le défend, ça sera bien défendu. »

— Et vous, où étiez-vous ?

— À Saint-Privat, le village d’après ; et tenez, vous voyez Amanvilliers. Monsieur Georges, la moitié du village est par terre, eh bien, il est censément bien conservé en comparaison de ce qu’était Saint-Privat quand nous l’avons quitté : il n’en reste plus pierre sur pierre. Pendant trois heures. !… c’est long trois heures, Monsieur Georges… des centaines de canons ont tiré dessus de trois côtés de l’horizon… Le ciel était rouge, rouge, on aurait dit une fournaise… il tombait de la fonte comme si le bon Dieu l’avait jetée à pleines mains des hauts fourneaux du ciel ! C’était terrible !…

Il se tut ; l’évocation du sombre tableau lui avait fait oublier la douleur, il poursuivit :

— Oui, c’était terrible, mais c’était beau aussi, allez, Monsieur Georges, et je vivrais cent ans que je n’oublierais point ce que j’ai senti, en voyant le Maréchal à pied, passant derrière les tranchées, devant les bataillons, au