Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/430

Cette page a été validée par deux contributeurs.

rougis par les larmes, ses traits altérés par deux nuits d’insomnie, il avait vieilli de dix ans depuis huit jours.

— C’est encore loin, Mahurec ? demanda-t-il au moment où, s’engageant dans une profonde vallée, le fourgon de tête obliquait à droite sur Amanvilliers.

— De l’autre côté des bois, Monsieur Georges.

— Il est épais, le bois, de ce côté-ci ?

— Je crois que oui, mais ce n’est pas par ce chemin-là que nous sommes revenus, hier soir ; et puis, à vous dire vrai, dans cette affreuse bagarre-là, je ne sais plus si j’ai marché longtemps…

Une clairière s’ouvrit ; le jour montait, mais le sol était couvert d’une brume grisâtre qui ressemblait à de la fumée, et, confusément, à travers ce voile, des centaines de petites tentes apparurent à droite et à gauche de la route. Dans les intervalles, des corps étendus les uns contre les autres formaient des taches sombres. Au bord du fossé, une longue file de faisceaux se perdait dans la brume, et Georges distingua, supporté par deux de ces faisceaux, un étui noir d’où sortait une aigle dorée : c’était un drapeau ; la sentinelle qui devait veiller sur lui s’était abattue sur le sol, son fusil près d’elle. Une immense fatigue planait sur tous ces camps épars où dormaient d’un sommeil de plomb, dans le pêle-mêle des régiments, les survivants de Saint-Privat.

Le convoi s’était de nouveau engagé dans le bois ; le maréchal des logis s’arrêta.

— Vous n’arriverez jamais, Mahurec, fit Georges suppliant ; pourquoi ne voulez-vous pas monter dans une voiture ?

— J’arriverai, dit le Breton, et il martela ce mot d’un air têtu… La balle est sortie, fit-il en montrant sa jambe, c’est le principal… Seulement, dans ce moment-ci, j’ai comme un éblouissement.

— Montez en voiture, insista Georges. Si tout à l’heure vous tombez… comment ferai-je, moi, pour le retrouver tout seul.

Et la voix de l’enfant s’étrangla en prononçant ces derniers mots.

Car vous l’avez deviné, mes chers enfants, Georges cherchait son père, le colonel Cardignac, resté là-haut, sur le terrible champ de bataille où s’était jouée, la veille, entre les deux armées, la partie suprême.

Comment le retrouverait-il, le colonel ? Était-il blessé seulement ?