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certaines vérités qui ne parviendront jamais jusqu’à lui… À quoi bon ? Je trouverais porte close. Vois-tu, Valentine, il y a quelque chose de pourri en France et ce quelque chose va s’effondrer. Que pourra-t-on rebâtir sur les ruines de ce régime et de cette société ? Je n’en sais rien ; mais la guerre, cette guerre m’apparaît chaque jour davantage comme le châtiment… Pourquoi faut-il que tant d’innocents paient pour les coupables, tant de braves gens pour les corrompus, tant de soldats vaillants pour les politiciens sans scrupules !… Comme le disait ce pauvre Henri en Crimée, va « c’est écrit » : la France n’échappera pas à sa destinée !

Il se tut, la tête dans ses mains. Georges, les traits contractés, regardait son père, et debout dans un coin, le petit-fils de Mohiloff écoutait, l’air étonné.

— N’est-ce pas navrant, ce début de campagne, poursuivit le vieux soldat ? Vois, coup sur coup, tous ces désastres, à Wissembourg le 4, à Spickeren le 6, à Froeschwiller le même jour, et il n’y a pas à dire que les soldats ne savent plus se battre : ils sont héroïques !… héroïques ! répéta-t-il.

— Oui, n’est-ce pas, père ? fit Georges, l’œil brillant ; les nôtres n’étaient que quarante mille le 5, à Froeschwiller, et les Prussiens étaient plus du double !

— Bien plus du double, mon enfant : ils étaient cent soixante mille. Et pourtant, ce n’est qu’à la fin du jour que leurs masses sont venues à bout de nos zouaves, de nos turcos, de nos petits lignards et de nos intrépides cuirassiers. Mais il en sera toujours ainsi maintenant ; la vaillance, l’élan, tout ce qui constitue nos qualités natives, viendra désormais se briser contre le nombre, contre la puissance de l’organisation et la valeur des conceptions stratégiques. — Une seule chose pourrait nous sauver, je crois : la levée en masse, la poussée formidable de tout un peuple se ruant sur l’étranger, comme en 1793.

— Comme au temps de « Jean Tapin », père ?

— Oui, Georges, comme en ce temps-là, où tous les Français coururent à la défense du sol, où les enfants combattirent à côté des hommes faits, où les infirmes forgeaient des armes, où les femmes soignaient les blessés, où les vieillards se faisaient porter en place publique pour exciter les courages. La voilà la seule guerre possible dans l’affreux désordre où nous nous enlisons, et pour mon compte…