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temps, le colonel avait voulu lui faire comprendre qu’il pouvait se dispenser de faire certaines besognes ;’mais il était visible qu’on le chagrinait en s’opposant à ce besoin inné de se rendre utile, et on l’avait laissé faire. Il avait conservé la blouse russe, serrée à la taille par une ceinture d’étoffe, et les cheveux longs.

Un mouvement brusque du colonel, jetant rageusement son journal à terre, rompit le silence, et Valentine murmura :

— Cela va mal encore, Jean ?

Le colonel secoua douloureusement la tête et Valentine ajouta :

— Il est bien facile de voir aujourd’hui que ces Prussiens étaient prêts et que nous ne l’étions pas !

Alors Jean Cardignac éclata :

— Ah ! certes, non, ma pauvre Valentine, nous n’étions pas-prêts ! mais à qui la faute ? À tous ces conseillers qui entouraient et flagornaient ce pauvre Empereur malade, en lui faisant croire qu’il était le premier stratège du monde. À qui la faute ? À tous ces bavards des Chambres qui, pour faire échec au régime impérial, ont annihilé les efforts de notre pauvre Maréchal Niel, mort à la peine avant d’avoir pu mettre sur pied une autre organisation militaire. À qui la faute ? À tous ces généraux d’antichambre qui ont appris la tactique moderne dans la « Vie de César » et qui s’imaginent que les souvenirs glorieux peuvent tenir lieu de travail et d’entraînement !… Aussi, vois où nous en sommes à cette heure ! Par toute la France, des généraux cherchent leurs divisions, des intendants leurs magasins, des artilleurs leurs batteries. On s’aperçoit tout d’un coup que Strasbourg n’est pas armé, que les forts de Metz ne sont pas achevés, qu’on aurait dû faire sauter le tunnel de Saverne. Les cinq divisions de Mac-Mahon s’éparpillent sur cent cinquante kilomètres de frontière ; les autres se font battre en détail. Les généraux n’ont pas l’idée de s’entr’aider, attendent des ordres qui ne viennent pas, et notre cavalerie ne renseignant point, tout le monde s’agite dans le vide. Ah ! quel gâchis, quel gâchis, Valentine ! Et dire qu’au milieu de tout cela, une seule chose reste debout : le courage individuel de nos soldats, et que, de tous ces courages, nul n’a su rien faire ! rien !…

Il y eut un silence pesant : le colonel était haletant ; le bras tendu, il reprit.

— Vois la dernière lettre reçue de Pierre : est-il rien de plus désolant