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rejoindre. Il atteignit sans trop de peine le mât qui donnait appui à la vergue ; mais ses membres, raidis par ce séjour d’une nuit entière, dans l’eau, ne lui permirent pas d’aller plus loin, et le vieil officier, n’ayant pu de son côté faire le moindre effort pour se rapprocher, Pierre comprit qu’il était à bout de forces. Trois mètres à peine les séparaient.

De nouveau Pierre essaya de franchir le mât qui l’empêchait de secourir le malheureux, mais en vain.

— Je suis perdu… râla le vieil officier en tournant vers le jeune homme des yeux mourants… Si vous êtes sauvé… allez à Milan… ma dernière pensée pour eux… allez à Milan !…

Ce furent ses derniers mots, et bien qu’il eût passé déjà dans cette horrible nuit par toute la gamme de l’émotion, Pierre fut secoué d’une angoisse indicible en voyant le malheureux officier couler et disparaître.

Trois survivants seulement restaient sur l’épave flottante : Pierre, le commandant de la Stella et un matelot.

Je ne vous peindrai pas plus longuement, mes enfants, les transes par lesquelles ils passèrent ; heureusement la terre était proche, et vers dix heures du matin une des nombreuses barques de pêcheurs qui sillonnent les rivages de la Rivière du Levant (ainsi appelle-t-on la côte entre Gênes et la Spezzia) les recueillit à son bord.

Grand fut l’étonnement de ces braves pêcheurs en découvrant un enfant parmi ces naufragés ; le pauvre petit était d’ailleurs en pitoyable état : raidi et violacé, il n’eût pas résisté deux heures de plus ; un vieux loup de mer s’en empara, le dévêtit, le réchauffa, mit sur sa langue quelques gouttes de tafia et, quand le bébé fut revenu à lui, parvint à lui faire prendre quelques aliments.

Ce fut un soulagement pour Pierre quand il entendit de nouveau sa plainte lente et monotone.

Lui-même renaissait. Mais en même temps le souvenir lui revint de l’affreuse catastrophe dans laquelle il avait vu périr sous ses yeux la seule créature qu’il aimât encore au monde : il revit Lucienne, son geste d’adieu et versa d’abondantes larmes.

Le rêve qu’il avait formé de ramener en France les restes de son bienfaiteur, ce rêve s’était évanoui ! — Henri Cardignac ne reposait pas près de son père ; il avait au fond de la mer la sépulture anonyme des braves que rien ne