Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/330

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Vous n’êtes donc pas Piémontais ? demanda Pierre.

— Non, j’appartiens par ma naissance à cette malheureuse Lombardie que « les habits blancs » ont transformée en prison ; ma ville natale est Milan, une des cités reines du grand jardin fleuri italien ; ma femme et mes deux enfants l’habitent encore, parce que leur départ équivaudrait à la confiscation de la vieille maison familiale que nous possédons dans cette ville, une maison que jadis le Corrège, notre grand peintre, illustra de fresques immortelles ; mais moi, je suis exilé depuis Novare.

— Novare ? fit Pierre interrogateur.

Le vieux patriote eut un geste de douloureux étonnement : ainsi les jeunes gens de la génération nouvelle ne connaissaient pas Novare, ce nom qui résonnait si lugubrement dans les cœurs italiens !

Alors, sombre et grave, il raconta l’effort de l’Italie pour se ressaisir six années auparavant, comment elle avait lutté et triomphé d’abord sur l’Adige ; mais l’Europe avait été sourde à ses cris de détresse, et seule, abandonnée par ses sœurs de sang latin, la petite armée piémontaise avait succombé, en 1849, dans les plaines de Novare. La botte allemande avait alors pesé sur la Lombardie, plus lourde et plus insolente que jamais.

— Vous étiez à Novare ? demanda Pierre.

— Oui ; j’y ai été blessé et fait prisonnier. J’ai été enfermé pendant trois mois dans la citadelle de Vérone, et en sortant de cette dure captivité, apprenant que le nouveau roi, Victor-Emmanuel, successeur de Charles-Albert, ne désespérait pas de l’indépendance de l’Italie malgré sa défaite, j’ai été lui offrir mes services. Il y a six ans de cela ; une lueur vient de luire à notre ciel politique : c’est notre ministre, Cavour, un homme celui-là, qui l’a fait jaillir en envoyant un corps piémontais à vos côtés en Crimée. Dieu veuille que la confraternité d’armes, née sous les murs de Sébastopol, s’affirme sous d’autres cieux et nous conquière la liberté !

— Vous avez des enfants ? demanda Pierre très ému par cette ardente passion de l’Italien pour son pays.

— Oui, répondit l’officier : j’ai une fille, belle comme le jour, Margarita, une vraie perle d’Orient, et un fils au cœur chaud qui promet d’être un vaillant. Dans un an il aura l’âge d’être soldat ; et j’attends de lui, sans la provoquer, la pensée de venir me rejoindre. Je ne souhaite qu’une chose avant de mourir : voir mon pays délivré de l’esclavage autrichien et mon fils officier ;