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Toujours courant, enjambant tranchées et cadavres, contournant les entonnoirs d’explosion, il arriva au Petit-Redan qui lui avait paru le chemin le plus direct du rempart à la baie de Karabelnaïa.

La division de la Motterouge occupait l’ouvrage, et des centaines de soldats, assis sur les parapets éboulés, assistaient à l’anéantissement de Sébastopol et à sa destruction par les Russes eux-mêmes.

C’était l’heure du crépuscule ; les derniers défenseurs de la ville franchissaient le pont flottant et s’écoulaient vers le nord. Derrière eux, batteries, bastions, redoutes, magasins, sautaient les uns après les autres, depuis la Pointe du Nord jusqu’au fort de l’Artillerie ; des colonnes de feu jaillissaient de toutes parts, et le sol frémissait comme secoué par les saccades violentes d’un tremblement de terre. Un nuage d’une fumée roussâtre, nauséabonde, s’élevait lourdement au-dessus de la cité détruite. Pierre descendit vers la rade ; il s’était orienté, avait revu aux dernières lueurs du jour la petite maison de Mohilof dans les arbres, et était certain de la retrouver. Mais il dut faire de nombreux détours au milieu des ruines et des incendies ; l’explosion d’une poudrière, au moment où il approchait du but, le couvrit de débris. Il dut s’arrêter un instant, et la nuit arriva.

Il poursuivit ses recherches avec une obstination fiévreuse, se répétant l’ordre du commandant, la poitrine soulevée de gros sanglots en songeant à la mort de celui qu’il aimait par dessus tout, et arriva enfin devant un petit enclos ; un grand bateau à vapeur brûlait non loin de là, éclairant les quais. Il reconnut la petite maison de Mohilof ; mais la toiture s’était effondrée sous le poids d’une énorme pierre de taille, arrivée on ne sait d’où.

Qu’allait-il trouver dans ces ruines ?

Il lui sembla entendre un gémissement et se hâta de franchir la porte à demi disloquée : dans la première pièce, les poutres du plafond gisaient à terre enchevêtrées.

Mais une porte s’ouvrait sur sa droite et il tendit l’oreille ; il ne s’était pas trompé : un gémissement lent et continu sortait de l’ombre. Pierre frotta une allumette, et un spectacle navrant s’offrit à ses regards : écrasée par une pierre, une jeune femme aux cheveux d’un rouge ardent épars autour d’elle, aux lèvres épaisses et au teint bistré, gisait à terre. Elle était morte depuis peu, car le corps n’était pas encore froid. Son visage convulsé reflétait la terreur de ses derniers instants.