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le faubourg. Nos deux patries sont en guerre ; mais moi je ne puis être ton ennemi et je prie Dieu qu’il fasse renaître la paix.

Henri lui répondit par quelques paroles émues.

Puis Yvan demanda à l’officier des nouvelles de son frère, car le colonel Cardignac, pendant les quelques semaines passées dans l’isba, avait parlé de ses deux enfants à son hôte et Yvan s’en souvenait.

Henri répondit que Jean n’était pas en Crimée, mais qu’il pouvait y débarquer d’un moment à l’autre avec les nombreux renforts que l’Empereur envoyait à l’armée.

Quand l’entrevue prit fin, le vieux Mohilof pria le colonel de Korf d’autoriser le commandant Cardignac à monter avec lui sur l’étage supérieur de la tour Malakoff. Le colonel y consentit, et quand ils y furent arrivés, le panorama de Sébastopol leur apparut.

La ville elle-même n’avait pas encore souffert du bombardement, limité jusque-là aux ouvrages fortifiés : elle s’étalait entre ses deux rades, toute blanche au milieu de la verdure de ses jardins. Tout le long de la baie du Sud s’alignaient des docks, des casernes, des magasins, et, de l’autre côté de la rade, le Fort du Nord étalait sa masse énorme, qui semblait indestructible et que les Russes ne devaient laisser à leurs vainqueurs qu’à l’état de chaos informe. Enfin, en face du Fort Constantin, bâti au ras de l’eau, à l’entrée du port, les mâts des navires, coulés par l’amiral Nackimoff, émergeaient comme des épaves.

— Tu vois, petit père, dit le vieux soldat en étendant le bras vers le nord, tu vois cette petite maisonnette au bord de l’eau : elle est bien exposée, mais Dieu nous y garde ; c’est là que ma bru, Catherine, nous attend chaque soir. Si les Français prennent la ville, Fédor et moi nous serons, sans doute, comme tous les enfants de notre père le Tsar, ensevelis sous ses décombres, je te recommande mon petit-fils, Georgewitz, et sa mère, Olga : me promets-tu de les protéger ?

— Sois tranquille, dit Henri Cardignac en pressant la main du Russe ; les Français ne sont ni des pillards ni des insulteurs de femmes… Ceux que tu aimes seront en sûreté au milieu d’eux, je te le promets. Mohilof demanda encore en se tournant du côté du plateau :

— Montre-moi où est ta tente ?

Le commandant Cardignac étendit le bras du côté des monts Fédioukine.