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Et le commandant lut :

« Moi, Fédor Mohilof, fils de Basilitchef Mohilof, avant de paraître devant le tribunal du Saint des Saints, je lègue à mon petit-fils Yvan Mohilof, ma volonté dernière.

« Pendant la guerre sainte qui m’a ravi mon fils bien-aimé, j’ai été sauvé de la mort par un officier du grand Empereur des Français : il s’appelait Jean Cardignac. Son nom est béni dans ma famille et je veux qu’il soit béni de génération en génération par tous les miens.

« J’ai été assez favorisé du Ciel pour lui sauver la vie à mon tour, pendant l’hiver terrible de cette guerre, où tant de Français restèrent sous la neige ; mais ma reconnaissance pour lui et pour le grand Napoléon qui a vengé la mort de mon fils Nicolas, ne s’éteindra jamais, et je veux qu’elle se perpétue parmi les miens à l’égard des descendants du noble officier franc.

« Je lègue-donc cette reconnaissance, comme un pieux héritage, à mon petit-fils Yvan et à ceux qui naîtront de lui. Je leur recommande, en souvenir de moi, d’être l’ami des Français, et, s’ils retrouvent les fils du colonel Cardignac, de les vénérer comme j’ai vénéré leur père.

« Fait à Vilna, le 6 mars, anniversaire de l’Annonciation
de Théotokos, l’an 1831. »


Pierre avait écouté la lecture du précieux document avec un indicible étonnement.

Car ce nom de Mohilof ne lui était pas inconnu.

Il avait entendu maintes fois, dans la famille des filleuls de Napoléon, ce trait de la vie du colonel Cardignac : ce dernier l’avait même relaté dans des mémoires très succincts qu’il avait écrits dans ses dernières années, et que ses enfants gardaient religieusement. Le colonel, alors attaché à l’état-major de l’Empereur, avait un jour trouvé, dans la cour d’une isba, le vieux Mohilof attaché à un arbre, sur le point d’être fusillé par des pillards de la division italienne. Il avait tué l’un d’eux et avait amené les autres à l’Empereur qui les avait fait fusiller et avait indemnisé le Russe sur sa cassette. Oui, Pierre se souvenait maintenant de tous ces détails.

— Mais alors, s’écria-t-il, le propriétaire de mon cheval Azow serait Yvan, le petit-fils du moujik ?