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Un rire homérique les accueillit. C’étaient nos deux Anglais du matin.

— Edward Brown !

— John Hicks !
firent-ils en même temps en saluant, la main renversée.

Leurs yeux brillèrent et leurs dents se découvrirent en apercevant les pâtés éventrés, les jambons à demi dévorés et les bouteilles poudreuses.

On leur fit place au milieu d’un brouhaha d’interpellations plaisantes :

— Tiens, Jaunisse, s’écria Brocard en tendant au Highlander un poulet froid tout entier.

Le nom en resta à John Hicks qui, plus d’une fois pendant le siège de Sébastopol, fit plusieurs kilomètres pour venir voir à leur camp ses amis de l’Alma.

La soirée s’écoula gaie et bruyante : on donna un souvenir aux disparus : on raconta leurs prouesses, et ceux qui les avaient vus tomber leur attribuèrent, le vin aidant, des exploits de toutes sortes ; il fallut, que le lambeau d’étendard rapporté par Pierre Bertigny circulât de nouveau de main en main, et on but aux galons du nouveau brigadier, en attendant le galon d’or qui, dit le maréchal des logis Taillefer, ne pouvait pas tarder.

À dix heures du soir, les récits et couplets se succédant à tour de rôle jaillissaient encore en fusées joyeuses pendant que, tristes, sombres, irrités mais non découragés, les Russes vaincus installaient, sans feux ni lumières, leur bivouac à la Katcha.

Il fallut que le commandant Cardignac, songeant aux funèbres corvées du lendemain, obligeât ses hommes à prendre du repos. La journée suivante allait être employée en effet à rendre aux morts, amis et ennemis, les pieux devoirs qui leur étaient dus.

Cinq mille tués et blessés chez les Russes, deux mille chez les Anglais, mille trois cents chez les Français, gisaient sur le plateau de l’Alma, et c’est une besogne lugubre et pénible que celle qui attend les vainqueurs le lendemain d’une bataille.

Vers une heure du matin, Pierre Bertigny, ne pouvant trouver le sommeil, sortit de sa tente : la lune brillait de tout son éclat au haut du ciel, et éclairait au loin et la terre et la mer. Les flots étaient calmes, et les navires, ancrés près du rivage, étincelaient encore des feux multicolores, allumés sur tous leurs mâts.