mais, comme il avait une nature droite et que le « snobisme »[1] particulier à certains officiers ne l’avait point gâté au point de lui ôter le jugement et de lui donner mauvais cœur, il modifia sa manière d’être et finit par reconnaître que, si le cheval tient une place considérable dans la cavalerie, c’est pourtant l’homme qui le dirige et qui se bat.
La petite troupe reformée, il se trouva que onze hommes seulement manquaient à l’appel, et parmi eux, le brigadier Delnoue. Pierre raconta sa mort et l’histoire du drapeau pris et repris : il avait, par bonheur, conservé le lambeau arraché avec ses dents, et tous voulurent voir ce qui restait du trophée : une espèce de virgule y apparaissait brodée de noir sur la soie jaune, et Henri Cardignac déclara que c’était l’une des serres de l’aigle impériale russe.
— On le fera encadrer, et il occupera la place d’honneur dans la salle des rapports de Batna, ajouta-t-il. Voilà ton nom qui va passer à la postérité, Pierrot.
Pierre rougit de plaisir.
— Et comme j’ai le droit de faire des nominations, ajouta le commandant, je te nomme brigadier à la place de ce pauvre Delnoue… Maintenant, va te reposer, car tu es très pâle ; je te charge de préparer le bivouac pour notre retour.
Et se tournant vers les chasseurs :
— Mes amis, dit-il, les chevaux sont un peu reposés ; il nous reste à faire un pas de conduite aux Russes ; que les moins fatigués viennent avec moi : il me faut vingt-cinq hommes…
Tous voulaient marcher, et Pierre en particulier supplia le commandant de l’emmener.
Henri Cardignac sourit, le désigna avec les plus solides et gagna avec eux la route de Sébastopol.
En y arrivant, il rencontra deux pelotons de canonniers à cheval que le colonel Forgeot, de l’artillerie, avait envoyés en reconnaissance pour remplacer la cavalerie absente.
- ↑ Ce mot, qui échappe à ma plume et qui est de mode aujourd’hui, vient de l’anglais, comme tant d’autres mots dus aux anglomanes que raillait Béranger ; il exprime l’état d’esprit de ceux qui, sans réflexion ni jugement, et uniquement parce que « cela est bien porté », adoptent des goûts, des mots ou des usages ignorés du grand nombre, et le plus souvent exotiques.