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mètres : un canon culbuté, des caissons éventrés, des chevaux morts s’offrirent à sa vue ; une lutte acharnée d’artillerie avait eu lieu à cet endroit.

Il s’assit sur un affût, découragé, se demandant comment il rallierait son escadron, lorsque, à quelque distance, il aperçut un cheval sans maître.

En s’approchant, il reconnut que, si le cheval était sans cavalier, c’est que ce dernier, étendu à terre avec une jambe brisée, n’avait pu se remettre en selle. C’était un sous-officier d’artillerie russe, d’un grade correspondant à celui d’adjudant. Il était vieux et grisonnant, comme d’ailleurs beaucoup de sous-officiers de l’armée russe, qui obtiennent l’autorisation de servir jusqu’à cinquante ans et qui peuvent, même après cet âge, reprendre du service en cas de guerre.

Le blessé avait passé les rênes autour de son bras pour maintenir son cheval à ses côtés et attendait du secours.

Pierre était bien incapable de lui en apporter, et d’ailleurs, la bataille n’étant pas finie, il ne vit dans cette rencontre que le moyen de se procurer une monture et de rejoindre son escadron.

L’animal, un grand cheval de Volhynie, était de belle race et le tenta de suite.

— À la guerre comme à la guerre, se dit-il ; et la réflexion était bien de circonstance.

Il s’avança donc pour prendre le cheval et fut très étonné lorsque le Russe, prévenant son désir, lui tendit les rênes.

Son étonnement redoubla lorsqu’il fut en selle, car le Russe lui fit de la main un signe d’adieu.

— Si tous nos ennemis étaient de ce calibre-là, se dit-il, en mettant au galop sa nouvelle monture, la paix serait bientôt faite.

Il eut un instant l’idée de revenir vers le blessé et de pénétrer le mystère de cette sympathie inattendue ; mais sa position était périlleuse, car il était toujours sur les derrières de l’armée russe ; la bataille n’était pas terminée, au contraire, la fusillade semblait reprendre au centre, où les divisions Canrobert et Forey entraient en ligne, et Pierre poursuivit sa course.

En débouchant du pli de terrain où s’était passée cette scène, il revit la mer ; il n’y avait plus trace de cavalerie ennemie entre le rivage et lui ; un peu plus loin, il reconnut au grand nombre de cadavres qui jonchaient le sol, le point où la charge russe avait été brisée par les projectiles de la