Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/238

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Mais vous devriez le connaître, mon cher camarade, répliquait Henri, et j’y tiens. Passe encore de faire fi du moral du soldat en temps de paix ; à la rigueur, les punitions, la crainte de la salle de police ou le désir d’aller en permission, les obligent à faire leur service convenablement ; mais ici, en campagne, le moral tient une place énorme et la salle de police n’effraie plus personne. Vous ne tenez donc vos hommes en main que par l’influence morale exercée sur eux : or, s’ils voient que vous ne les connaissez pas, que leur sort vous est indifférent, que vous n’avez jamais pour eux un mot d’affection, réservant tout votre intérêt pour leurs montures, ces hommes qui ne sont pas des machines, quoique vous en pensiez, vous échapperont un jour et vous n’aurez plus personne derrière vous.

— Oh ! mon commandant, je voudrais bien voir cela ; je leur serrerais la vis !…

— Quelle vis ? ce sont des mots : vous ne serrerez rien du tout ; je vous répète que, dans cette vie de campagne, la communauté de dangers crée, entre l’officier et ses hommes, des rapports que vous semblez ignorer, rapports de camaraderie, de confiance et de véritable affection.

— Oh ! d’affection ? mon commandant.

— Mais oui, d’affection : et on voit bien que vous n’aviez jamais mis le pied en Afrique avant d’être nommé au régiment, car vous sauriez que rien n’est réconfortant, à certaines heures, comme les témoignages que ces natures un peu frustes savent donner à leur chef, en échange d’une bonne parole ou d’une simple attention. Je vous souhaite de n’avoir pas l’occasion de constater le contraire : dans tous les cas, je suis en droit d’exiger que vous connaissiez vos hommes par leurs noms et que vous usiez vis-à-vis d’eux d’autres procédés ; car, dans un moment difficile, je ne répondrais pas de votre peloton autant que de celui de votre camarade Vautrain, par exemple ; en voilà un qui est adoré de ses chasseurs !

— Peûh ! fit le lieutenant, adoré… c’est beaucoup dire. Je ne demande à mes hommes que d’avoir les meilleurs chevaux de l’escadron et de suivre le mien. Il les mènera loin !

— Nous verrons cela : en attendant, tenez compte de mes observations : vous vous en trouverez bien. Je vous les fais aujourd’hui en camarade : il m’en coûterait de vous les réitérer dans un autre langage.

Par bonheur pour eux, Delnoue et Bertigny n’étaient pas dans le peloton