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Sachez d’ailleurs, mes jeunes amis, qu’il faut à un chef militaire plus de caractère pour soutenir le courage de ses hommes en temps d’épidémie, que pour les conduire à l’assaut.

Les zouaves surtout, à qui on avait demandé des marches excessives, furent cruellement touchés ; mais c’était une troupe d’élite par excellence : ils allaient acquérir, dans cette nouvelle campagne, leurs plus beaux lauriers et ils la commencèrent en tenant vaillamment tête à la mauvaise fortune.

Écoutez ce que raconte d’eux un de nos plus éminents historiens :

À Mangalia, le 6 août, pendant qu’on transportait les plus malades d’entre eux à bord de la Calypso, un orage se déchaîna soudain : plus de soixante de ces malheureux expirèrent sur la plage même. Pendant la marche en retraite, on voyait les soldats valides porter ceux qui ne pouvaient plus marcher sur des fusils placés en croix ou sur des sacs de campement transformés en civière. Souvent, l’un des porteurs venait à défaillir, touché à son tour par le fléau ; un camarade le remplaçait aussitôt : trop souvent aussi un agonisant, les traits crispés, la face bleuie, les membres contractés, s’agitait dans une dernière convulsion ; on s’arrêtait : il était mort. Alors, de la pointe de leurs baïonnettes, les zouaves creusaient, sur le bord du chemin, une fosse bien peu profonde, et quand, sur le pauvre corps, ils avaient ramené un peu de terre avec des herbes sèches, ils ôtaient leur chéchia : l’un d’eux murmurait une courte prière, et puis ils reprenaient silencieusement leur chemin, rapportant avec soin le sac de leur camarade, ses armes et ses cartouches ; car il ne fallait pas que l’ennemi, s’il revenait par là, se fit un trophée de ses dépouilles et triomphât de cette mort que le choléra seul avait faite[1]. »

Leur chef, le colonel Bourbaki, disait laconiquement en parlant de ces vaillants :

« Moral toujours bon ; du chagrin, mais pas de désespoir. »

Par bonheur, Delnoue et Bertigny, arrivant de France et non anémiés encore par un long séjour au bivouac, résistèrent au fléau. Le commandant Cardignac en fut également indemne : mais il arriva juste à temps pour voir mourir l’officier supérieur qui l’avait remplacé, et ce fut à cette triste disparition qu’il dut de reprendre le commandement de son escadron. Avant de l’espérer, il avait retrouvé à Varna son ancien colonel, devenu général, le

  1. Camille Rousset