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— J’ai juré de dire la vérité, poursuivit-il en levant de nouveau la main vers le crucifix ; eh bien ! si cruelle qu’elle soit pour moi-même, la voici : puissé-je ainsi éviter à un innocent un châtiment immérité !

« Quand j’ai su que Bertigny n’avait plus que son galon de sous-officier à gagner pour faire partie de l’armée d’Orient, j’ai été jaloux ; j’avais moi-même essayé de partir, et, sans appui, j’avais échoué ; l’envie m’a pris et je me suis promis que, ce galon, il ne le gagnerait pas. Je connaissais son caractère difficile ; cent fois je l’excitai pour lui faire commettre un acte d’indiscipline, et cent fois je le vis avec dépit se dominer pour éviter la punition qui eût brisé ses rêves d’avenir. Alors, sous le coup d’une colère que son calme exaspérait, je m’acharnai contre lui, et ce jour-là, le 12 mars, je falsifiai le registre de service pour lui imposer une corvée qui ne lui revenait pas. — Aussitôt qu’il voulut m’expliquer que ce n’était pas son tour de marcher, je lui clouai la bouche avec une punition pour avoir osé répliquer ; voyant qu’il n’allait pas plus loin et se dominait encore, j’ajoutai en ricanant que, cette punition-là, avec le libellé que j’allais lui accoler, l’empêcherait de passer sous-officier, c’est-à-dire de partir aux chasseurs, d’Afrique.

— Alors, me dit-il, c’est donc là ce que vous cherchez depuis si longtemps ?

Je lui répondis par un nouveau ricanement, et d’un bond il fut sur moi…


En ce point de sa déposition, Delnoue s’arrêta ; il était haletant et de grosses gouttes de sueur perlaient sur ses tempes ; mais il avait juré d’aller jusqu’au-bout :

— Je dis donc, mon colonel, que le coupable ici c’est moi, poursuivit-il, en regardant de nouveau le commandant Cardignac ; depuis hier, je me fais horreur, car un de mes chefs m’a ouvert les yeux sur la bassesse de ma conduite. Faites de moi ce que vous voudrez, mais pardonnez à Bertigny ; il n’est pas coupable !

À peine avait-il achevé sa déposition si inattendue, et dont les dernières phrases avaient été prononcées d’une voix entrecoupée, que le commandant Cardignac, quittant son banc, s’avançait vers lui et lui serrait la-main ; puis se tournant vers le Conseil :

— Monsieur le Président, dit-il, pardonnez-moi ce geste si en dehors des règles et des usages ; mais cet homme vient de réparer noblement sa faute :