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les réflexions dédaigneuses de son subalterne et n’en devenait que plus acerbe et plus agressif.

Je me hâte d’ajouter, mes enfants, que je n’approuve pas cette réflexion-là : que Pierre regrettât le temps perdu et le retard qui en était la conséquence dans son avancement, rien de plus légitime ; mais ce regret ne devait pas être provoqué par le désir de dominer à son tour le supérieur dont il subissait péniblement l’autorité. — L’ambition, je parle de celle qui est noble et légitime, doit reposer sur des mobiles moins misérables que celui-là.

Pourtant, notre-brigadier avait victorieusement résisté à toutes les impulsions de son ardente nature tant qu’il avait senti, dans son voisinage immédiat, l’appui et la surveillance du commandant Cardignac. L’affection qu’il éprouvait pour son sauveur et son éducateur était telle, qu’il se sentait capable de tous les héroïsmes pour obtenir de lui un sourire approbateur, et il voyait approcher le jour où il allait être nommé maréchal des logis, c’est-à-dire sortir de l’ornière, vivre dans un milieu plus relevé et se rapprocher comme grade de son ennemi intime, lorsqu’un matin le commandant Cardignac, dont il redoutait d’ailleurs les projets de départ, vint les lui confirmer. C’était dans les premiers jours du mois d’octobre 1853.

— Je retourne aux chasseurs d’Afrique, Pierre, annonça-t-il. Qu’en dis-tu ?

— Oh ! mon commandant, mon commandant !

— Sois tranquille, j’ai pensé à toi et tu ne tarderas pas à m’y rejoindre.

— Quel bonheur !…

— Oui, aussitôt que tu auras le galon d’argent, je te trouve un permutant à mon nouveau régiment, le 3e, et tu me rejoindras à Constantine.

La physionomie franche et riante de Pierre exprima aussitôt un si douloureux désappointement que son père d’adoption en fut touché, et lui mettant les deux mains sur les épaules :

— Allons, Pierrot, reprit le commandant qui ne lui donnait ce surnom de son enfance que quand il voulait lui marquer de l’affection, allons, mon ami, c’est le moment de prendre ton courage à deux mains et de faire preuve de caractère. — Je te le répète : le colonel te nommera en décembre, au plus tard en février 1854, si ta conduite se maintient ce qu’elle est : c’est promis… Donc, dans le courant de janvier, de mars au plus tard, tu t’embarqueras pour l’Afrique : c’est dit.

Mais le jeune brigadier hocha la tête.