Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/164

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lucienne n’avait répondu que par un triste sourire, et chaque matin, avant que personne fût levé dans la maison, elle allait porter des secours et du réconfort aux malheureux du voisinage. Elle excellait à découvrir, avec une exquise ingéniosité, les infortunes qui se cachent, c’est-à-dire les pires souffrances de cet enfer qu’est Paris pour les pauvres honteux. Elle apparaissait dans les taudis noirs, comme une idéale consolatrice, et son bonheur était d’amener le sourire sur les lèvres d’enfants en larmes, ou de réveiller le courage dans le cœur des désespérés. En quelques mois, et malgré le mystère dont elle entourait ses visites, elle fut connue comme le bon ange du quartier.

Elle ne sortait de sa gravité que lorsque Henri Cardignac venait chez son frère, et, ce jour-là, les malades et les orphelins pâtissaient un peu du bonheur qu’elle éprouvait à le revoir. L’influence que le brillant officier de cavalerie exerçait sur le petit Pierre, elle la subissait, elle aussi, et elle n’avait pas été sans remarquer la fréquence de ses visites et les longs regards dont il l’enveloppait.

Mais elle se souvenait de l’avoir entendu répéter souvent :

— Moi, je ne me marierai jamais : un officier qui veut rester vraiment officier, doit toujours être prêt à marcher, c’est-à-dire à disparaître ; il ne doit donc pas laisser derrière lui une femme en larmes, dont le souvenir peut amollir son courage aux heures difficiles, et surtout risquer de faire des orphelins.

— Pourtant, lui avait objecté Jean, rappelle-toi notre père…

— D’abord, notre père a eu une chance exceptionnelle : il est revenu de loin plus d’une fois ; mais te souviens-tu des angoisses de notre mère pendant sa captivité en Allemagne, et ses longs voiles de veuve lorsqu’elle le croyait mort. Quelles heures elle a dû passer, pendant qu’insouciants, nous écoutions le récit de la bataille de Valmy, que le grand-papa Belle-Rose nous a bien refait deux cents fois !… Non, non, je ne me marierai jamais !


Et pourtant, à la vue de Lucienne, Henri Cardignac avait oublié tous ces beaux raisonnements ; son profil de camée, ses traits purs, son regard angélique lui apparaissaient partout, dans les manœuvres, au milieu des fêtes, et dans l’isolement de sa petite chambre de garçon ; si bien qu’un jour, n’y tenant plus, il pria sa belle-sœur, Valentine, de sonder la jeune fille pour