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Tout effort étant inutile, les matelots, après avoir tranché les amarres des canots afin de les dégager vivement en cas de besoin, restaient silencieux près du bordage.

Les officiers, sur la passerelle, se taisaient aussi et cherchaient à percer du regard l’opacité des ténèbres.

Quant à Henri Cardignac, qui commandait à bord un peloton de vingt chasseurs à cheval embarqué à Toulon, il rejoignit, sur le faux-pont du gaillard d’avant, ses soldats et ses deux maréchaux des logis, dont l’un, nommé Goelder, vieil Alsacien à moustaches grises, avait, comme jeune conscrit aux lanciers, chargé à Waterloo.

En arrivant au milieu de ses chasseurs, Henri s’attendait à les trouver au moins inquiets, sinon effrayés ; aussi le jeune officier, soucieux de son devoir de chef, se tenait-il prêt à leur remonter le moral par ses conseils et surtout par son attitude.

Il n’en eut pas besoin, car c’étaient, pour la plupart, de vieux soldats éprouvés, et que le général de Bourmont avait fait trier sur le volet, dans les régiments de la « légère », pour cette expédition d’Algérie qu’on voulait décisive.

Dressés par les survivants de la grande école napoléonienne, ils en gardaient les vertus militaires.

Ces cavaliers valaient ceux de Lassalle, de Murât, d’Hautpoul, de Caulaincourt. La tempête sur mer ne les effrayait pas plus que le canon sur terre. Et quand le vieux Goelder commanda : Fixe ! à l’arrivée du sous-lieutenant, ce dernier trouva sa troupe très calme, déjà préparée en vue d’un échouement possible ; chaque homme en effet portait sur lui ses armes, son portemanteau et ses vivres.

— Rien de nouveau, Goelder ? demanda Cardignac.

— Si, ma lièténant ! Il y afre droix chéfaux… ils ont crevé débuis la dembède ! Et bar ce demps dé chien, les autres il afre l’air malate !

— Sans doute, mais qu’y faire ?… Pour le moment nous sommes impuissants… Attendons ! Peut-être que…

Henri ne put terminer sa phrase : un choc effroyable venait de se produire, si violent, si imprévu, que les chasseurs, les sous-officiers et Cardignac lui-même roulèrent pêle-mêle sûr le pont.

Quand, après le premier moment de stupeur, ils se redressèrent, heureu-