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affectueuse estime ; il eut peine à le reconnaître dans cet homme vieilli avant l’âge, mais dès que Jean eut fait appel à ses souvenirs, il lui ouvrit les bras et silencieusement les deux hommes s’étreignirent.

— Vous étiez auprès de lui quand il est mort, monsieur le Maréchal ? dit Jean avec des sanglots dans la voix.

— Oui, mon ami, nous étions tous là : Montholon, Marchand, ma femme, mes enfants et ses serviteurs, tous agenouillés et pleurant autour du lit de camp sur lequel il était étendu. Sa mort a été empreinte d’une majesté que je ne puis essayer de peindre : l’agonie a duré deux jours ; il supportait avec un courage admirable des douleurs atroces, l’œil fixé sur le portrait de son fils qu’on avait fini par lui envoyer.

— Il parlait encore ?

— Oui ; il nous a dit : « Vous allez revoir la France, mes amis, soyez heureux ; vous y reviendrez avec le reflet de ma gloire, avec l’honneur d’un noble dévouement ; portez ma dernière pensée aux Français qui me gardent une place dans leur cœur… moi, je vais rejoindre Kléber, Desaix, Lannes, Duroc, Ney… ils viendront à ma rencontre et nous ressentirons encore une fois l’ivresse de la gloire humaine ! »

Suffoqué par les larmes, Jean Cardignac écoutait ces paroles d’outre-tombe.

Le grand maréchal s’arrêta un instant, profondément remué, lui aussi, au souvenir de ces inoubliables instants.

— Le temps était affreux, poursuivit-il, la tempête faisait rage sur l’île et sur la mer, et le tonnerre semblait vouloir, à défaut du canon, apprendre au monde la fin de ce puissant génie ; le 5, à la tombée du jour, l’orage s’éteignit et le soleil très rouge se coucha dans les flots ; le délire s’empara de lui ; parmi ses paroles entrecoupées, je distinguai les mots de : Mon fils !… tête !… armée !… Desaix ! et quand il eut rendu le dernier soupir, je couvris son corps du manteau bleu qu’il portait à Marengo.

Presque aussitôt son visage prit une expression de beauté souveraine : jamais je n’oublierai l’auguste expression de ses traits.

Toute la garnison anglaise défila devant son cercueil et trois jours après nous le portâmes au lieu de sépulture qu’il avait choisi, près d’une petite fontaine à laquelle il avait eu pendant ses derniers jours un peu de soulagement.