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fit Tapin, quand il eut enveloppé de chiffons le pied de son ordonnance.

— Et maintenant, monsieur le maréchal, veuillez m’excuser ; je suis à vos ordres.

— Je t’apporte quelque chose. Tapin ; j’ai même tenu à te l’apporter moi-même, car nous sommes de vieilles connaissances ; je n’ai pas oublié ton arrivée en bombe, dans mon carré, à Iéna, et puis je t’ai remarqué encore l’autre jour, quand tu as fais le coup de feu auprès de moi contre les Cosaques ; mais en échange de la bonne nouvelle que je t’apporte, tu vas d’abord me donner une des pommes de terre de ton dîner, car je n’ai pas la chance d’avoir un grenadier comme le tien, et on jeûne ce soir à mon état-major.

— Oh ! monsieur le Maréchal, nous en avons six : en voilà quatre.

— Non ! partage de frère : j’en prends deux, c’est déjà beaucoup, et maintenant laisse-moi t’embrasser : l’Empereur t’a nommé colonel.

— Colonel !…

— Oui, colonel du 1er grenadiers !…

— Colonel ! répéta encore Jean Cardignac.

Et malgré l’effroyable lassitude qui eut déprimé des natures plus robustes, il frémit de la tête aux pieds. Ce grade, le plus beau de tous, car le colonel est à la fois le père et le maître de cette vaillante famille, le Régiment, ce grade, il le recevait de la main du « brave des braves », de celui dont Napoléon disait à Smolensk :

— J’aurai donné trois cents millions de mon trésor de guerre pour racheter la perte d’un tel homme.

Dans les dernières années de sa vie, Jean Cardignac rappelait encore cette accolade du vaillant maréchal, comme un des souvenirs les plus émotionnants de sa vie militaire.

Quelques jours après, les débris de la Grande Armée, réduits à quarante mille hommes, arrivaient à Wilna, par trente degrés de froid.

La ville renfermait d’immenses approvisionnements ; les administrateurs ne voulurent en délivrer qu’aux corps organisés afin d’obliger les traînards à rentrer dans le rang, et de malheureux affamés moururent d’inanition, devant ces amas de vivres dont les Russes s’emparèrent le lendemain.

Alors, tout ce qui pouvait encore marcher s’enfuit vers le Niémen.

Au moment où les Russes entraient dans Wilna, les Juifs, dépouillant les