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chevaux étaient restés là pour la plupart. C’était un vaste charnier, hanté par des bandes d’innombrables corbeaux…

…Et, à partir de ce moment, les éléments eux-mêmes semblèrent se liguer contre nous.

Brusquement la température, jusqu’alors assez clémente, se mit au froid vif. On était à la mi-novembre, et lorsqu’on quitta Smolensk, la neige tombait à gros flocons.

La terre gelée fut rapidement recouverte sur une forte épaisseur.

Les troupes, démoralisées par la fatigue d’une lutte sans relâche, devenaient inaptes à supporter les rigueurs de ce froid terrible ; les hommes tombaient à chaque instant, et, malgré les objurgations des officiers, ils s’endormaient là, dans le froid de la mort.

Sur tout le parcours de ce qui avait été la Grande-Armée, des cadavres s’amoncelaient, formant bientôt des monticules informes, sur lesquels la neige tissait son blanc linceul.

Et toujours, toujours, sur les flancs et en arrière, les Russes, habitués à leur climat glacé, poursuivaient ces malheureux qui, terrassés de fatigue et de froid, avaient à peine la force de tenir leur fusil.

Seule, la Garde impériale, qui avait été plus ménagée pendant la campagne, résistait encore ; mais, malgré tout, elle égrenait aussi bien des braves.

C’est dans ce lamentable état que l’armée française arriva devant la Bérésina.

Le fleuve charriait de gros glaçons. Pour le franchir, il fallait organiser des ponts de chevalets et cela sous le feu des Russes !

Ce furent les pontonniers du général Eblé qui accomplirent cette héroïque besogne, et, plongés pendant de longues heures dans l’eau glacée, ils érigèrent deux ponts de chevalets.

L’eau était tellement froide qu’il se formait autour de leur corps une couronne de glace, qu’ils étaient sans cesse obligés de briser.

Beaucoup moururent de froid, durant cette épouvantable journée du 26 novembre 1812.

Le vieux général Eblé donnait l’exemple à ces héros, héros lui-même. Malgré son grand âge, il entrait dans le fleuve, pour exciter l’énergie des travailleurs.