Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 1, 1901.djvu/260

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

transporter des vivres ; mais, au lieu d’aller les chercher à l’arsenal, il fut conduit dans un entrepôt particulier, situé à l’entrée de la ville. Il allait repartir, chargé d’un baril de lard salé sous lequel il pliait littéralement, lorsque la chaleur, le manque d’air et surtout la fatigue déterminèrent chez lui un commencement de syncope. Il lâcha son fardeau et s’abattit, les deux bras en avant, aux pieds du comptable civil, qui venait de faire au commissaire anglais la livraison des denrées d’embarquement.

Ce comptable était un homme de quarante ans environ, à la figure régulière, aux yeux sombres, enfermés sous d’épais sourcils ; mais la particularité qui frappait le plus dans sa physionomie, c’est que, avec une figure encore jeune, il avait la barbe et les cheveux tout blancs. En voyant tomber l’enfant, il se précipita vers lui. Mais déjà Haradec avait jeté à terre son fardeau et avait pris dans ses bras le corps de son ami.

« Jean, mon petit Jean », fit-il en se penchant sur l’enfant.

En entendant ces quelques mots prononcés en français, l’homme aux cheveux blancs tressaillit.

« Vous êtes des prisonniers Français ? demanda-t-il aussitôt dans la même langue.

— Oui, fit Haradec, et si vous êtes Français vous-même, Monsieur, je vous en conjure, aidez-moi à le faire revenir à lui. »

Mais le Breton ne put en dire plus : deux matelots anglais l’avaient saisi avec leur brutalité habituelle et obligé à se relever, pendant que deux autres lui replaçaient sur les épaules le fardeau dont il s’était débarrassé.

Haradec allait se livrer à des actes de violence, se débattre, s’exposer à un mois de fers ; mais son regard croisa celui du compatriote si providentiellement rencontré.

— « Soyez tranquille… je m’en charge, fit ce dernier.

Et appelant une espèce d’hercule hindou qui semblait le gardien de l’entrepôt.

— « Miloud, fit-il, porte-le dans ma chambre et dépose-le sur mon lit. »

Puis il se dirigea vers le commissaire anglais et lui parla à voix basse :

« Vous m’en répondez, dit le commissaire britannique ; il faut qu’il soit à bord avant la nuit.

— J’en réponds, il y sera.

— Sur votre parole ?