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qui peuvent remonter le Nil et qui vont vous suivre, en portant les approvisionnements.

Nous allons donc longer le Nil ?

— On le dit. »

Non, on ne devait pas le longer, du moins pendant les premiers jours ; car les cinq divisions de Bonaparte, espacées à un jour d’intervalle, entrèrent dans le désert de Damanhour.

Jamais troupe ne souffrit autant que l’armée française pendant ces dures étapes. Elle parcourait en effet un terrain aride, crevassé, parsemé de sable mouvant, sous un soleil torride qui chauffait les cerveaux. Dans ces immenses solitudes qui confinent au terrible désert de Lybie, nulle végétation pour reposer la vue ; le Nil était loin, l’eau était rare et saumâtre, et, dans quelques puits, les soldats trouvèrent des cadavres d’animaux en putréfaction qu’y avaient jetés les Fellahs pour empoisonner l’eau. On évita le danger en la faisant bouillir ; mais le bois lui-même était rare ; quelques maigres racines seules surgissaient du sable, et il fallut se servir, comme combustible, de la fiente desséchée des chameaux.

Joignez à ces souffrances, l’incessante poursuite des Arabes-Bédouins qui, suivant les divisions comme des chacals, surprenaient les traînards et leur coupaient la tête.

Jean Cardignac, les tempes battantes, le palais desséché, la tête cerclée comme d’un carcan de fer, crut qu’il n’arriverait jamais à la troisième étape ; des soldats jetaient leur sac et leur fusil, d’autres s’asseyaient dans le sable, la tête dans les mains et les yeux hagards : il fallut que les officiers les obligeassent à avancer à grands coups de plat de sabre ; mais les officiers eux-mêmes commençaient à murmurer.

« Que sommes-nous venus faire dans ce pays maudit ! » s’écriaient-ils.

Ils se taisaient en voyant Bonaparte au milieu d’eux ; il avait renvoyé ses chevaux, et marchait à pied comme un simple soldat.

Le quatrième jour, de merveilleux paysages se dessinèrent à l’horizon : des forêts de palmiers baignaient leurs pieds dans une eau lointaine et bleuâtre ; la Neuvième qui formait l’avant-garde, poussa des cris de joie, et les plus fatigués retrouvèrent des forces.

Mais, à mesure qu’on s’avançait, la séduisante apparition s’éloignait ou se fondait dans la buée tremblotante qui montait du sol échauffé : les soldats