Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 1, 1901.djvu/195

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Continuons, fit-il rageusement ; ça ne compte pas…

Mais soudain un ordre fut donné à quelques pas d’une voix brève ; depuis quelques instants la nuit était venue tout à fait, et dans l’ombre, un officier à la silhouette maigre, les bras croisés derrière le dos, suivait le combat sans être remarqué.

Presque aussitôt deux grenadiers de haute taille, le bonnet de police sur l’oreille, se précipitèrent sur les combattants.

— Par ordre supérieur, dit l’un d’eux, arrêtez !… Et avant que les deux adversaires eussent eu le temps de faire un mouvement, ils étaient appréhendés par d’autres marins et entraînés à fond de cale, pendant que leurs témoins s’esquivaient sans demander leur reste.

Dix minutes après, Jean et le timonier étaient aux fers, à côté l’un de l’autre, c’est-à-dire assis au fond d’un trou noir et humide, les jambes fixées à une barre de fer cadenassée.

Dix autres minutes après, ils étaient les meilleurs amis du monde.

— Sergent, avait déclaré le timonier, je regrette ce que j’ai dit ; car s’il est vrai que vous n’avez pas de poil au menton, il est encore plus vrai que vous êtes un brave… Est-ce oublié ?

— Tout à fait oublié, avait répondu Jean, et tous deux, se penchant l’un vers l’autre autant que le leur permettait la barre de justice qui leur immobilisait les jambes, avaient pu se serrer la main.

— J’ai été absurde, reprit encore le timonier : je vous ai cherché une querelle d’Anglais.

— Et moi j’ai été trop vif…

— Mais pas du tout : j’aurais mérité un bon coup de sabre sur la tête : votre estafilade n’est pas sérieuse au moins ?…

— Non ; ça me cuit un peu, mais ça ne sera rien.

— Sergent, voulez-vous que nous soyons amis ?

— Moi je veux bien ; comment vous appelez-vous ?

— Je m’appelle Haradec et je suis de Dinan, un joli brin de ville, sur la Rance, un beau brin de rivière, et, foi de Breton ! si je puis vous faire un jour oublier ce qui s’est passé, vous pouvez compter sur moi…

À la vie à la mort, sergent !

— À la vie à la mort », répéta Jean — et la moitié de la nuit ils causèrent, se racontant leurs aventures.