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contre l’oppression qui l’étreignait, oublieux de son mal, il mit fiévreusement habit bas, enleva sa chemise d’un tour de main, saisit le sabre d’abordage et d’un bond se mit en garde.

Il faut bien le dire, Jean Tapin était tout à fait étranger au maniement de l’arme qu’il avait en main : d’abord elle était bien lourde pour son bras ; ensuite les rares leçons d’escrime qu’il avait prises, à la salle d’armes de la rue Bellechasse, pendant qu’il était secrétaire du colonel Bernadieu, n’avaient porté que sur le maniement de l’épée : il ne savait que pointer et ignorait l’art de sabrer ; aussi lorsque le timonier apparut dans sa solide carrure, nu jusqu’à la taille, la peau tatouée d’inscriptions bizarres et exécutant quelques passes rapides avec son arme pour l’avoir bien en main, Cancalot, peu rassuré, murmura à voix basse :

— Méfiez-vous bien, sergent !

Mais Jean avait, à défaut d’expérience, une qualité morale essentielle : il avait de l’amour-propre, un amour-propre indomptable ; pour rien au monde il n’eût voulu paraître avoir peur, et il acquit la preuve, ce jour-là, que le mal de mer est surtout affaire d’imagination ; car, à ce moment psychologique, absorbé par le souci du combat, il n’y pensa plus.

— Quand vous voudrez, fit le quartier-maître qui servait au timonier de premier témoin.

Un cliquetis d’armes se fit entendre : la lutte était engagée, les sabres se heurtèrent et Jean para presque aussitôt un coup, destiné à son épaule. Il essaya d’en porter un à son tour en pointant à la hauteur de poitrine ; mais sa pointe rencontra la coquille du sabre de son adversaire et il n’eut que le temps de se rejeter en arrière pour ne pas être touché par une vigoureuse riposte.

Manifestement le timonier essayait de toucher au bras, pour en finir avec un adversaire inhabile, qui lui apparaissait si jeune avec son torse très blanc et ses membres grêles. Mais Jean compensait en agilité ce qui lui manquait en vigueur ; à la reprise suivante, il bondit de côté, essaya d’un coup de flanc, le manqua, et comme il se redressait, se sentit fouetté à l’avant-bras.

Une zébrure rouge apparut aussitôt.

Cancalot se précipita :

— Touché ! fit-il, ça suffit…

Mais Tapin était emballé, et d’ailleurs il venait de revoir, sur les lèvres du marin qui lui avait tendu le sabre d’abordage, le sourire moqueur du début.