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Entre Strasbourg et Kehl (rive allemande) il n’y avait pas de pont. Il fallait donc d’abord enlever Kehl de vive force, et en chasser l’ennemi, de façon à pouvoir être tranquille pour lancer un pont de bateaux sans craindre le feu des Impériaux.

Donc, une nuit (le 23 juin 1796), Moreau fit embarquer sur des chalands 2.600 hommes dont la moitié était commandée par Bernadieu.

Ce dernier voulut empêcher son petit protégé de l’accompagner dans cette expédition hasardeuse. Mais quel ne fut pas son étonnement, en apercevant, sur le chaland même qu’il montait, Jean, en petite tenue et armé de son mousqueton, auquel il avait fait adapter une longue baïonnette.

Bernadieu n’eut pas le courage de le gronder pour sa désobéissance ; il était d’ailleurs trop tard pour le renvoyer à terre, les embarcations glissaient silencieusement vers la rive droite, et il se borna à lui enjoindre de se placer à l’arrière.

Mais Tapin n’entendait pas, ou en tout cas n’eut pas l’air d’entendre, et Bernadieu, absorbé par la surveillance du mouvement, ne prit plus garde à lui. On aborda la rive ennemie dans le plus grand silence, et tous ces soldats étaient tellement aguerris, ils possédaient un tel sang-froid, que pas un n’enfreignit l’ordre de ne pas tirer.

On sauta sur les Autrichiens à la baïonnette et on les « nettoya », selon l’expression de Belle-Rose qui tapait comme un sourd de la main droite à coups de sabre, et de la main gauche avec sa canne de tambour-maître qu’il tenait par le petit bout.

Or, au milieu de cette mêlée, le lieutenant Jolibois se trouva un instant acculé contre un arbre et menacé par trois grands diables d’Autrichiens.

Bravement, il se défendait à coups de sabre ; déjà il avait tué un des assaillants ; mais au moment où il lançait un furieux coup de pointe, son pied glissa et il roula en arrière.

Les deux kaiserlicks se précipitaient sur lui quand soudain le premier, puis le second poussèrent, chacun, à une seconde d’intervalle, un cri de douleur et s’affalèrent en lâchant leurs armes.

— Mâtin ! s’écria Jean en aidant Jolibois à se relever, je crois qu’il était vraiment temps !

C’était, en effet, le petit soldat de seize ans qui venait de sauver l’officier, en tuant les deux « habits blancs » de deux coups de baïonnette.