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LE CAPITAINE DREYFUS

samedi reste dans mon esprit gravée en lettres de feu. J’ai le courage du soldat qui affronte le danger en face, mais hélas ! aurai-je l’âme du martyr ?

Mais sois tranquille, ma chérie, je m’efforcerai, de vivre et de résister jusqu’à ma réhabilitation.

J’ai supporté sans défaillir le supplice le plus sanglant qu’on puisse imposer à un homme de cœur qui n’a rien à se reprocher. Mon cœur a saigné, il saigne encore, il ne vit qu’avec l’espoir qu’on lui rendra un jour ses galons, qu’il a noblement gagnés et qu’il n’a jamais souillés.

Et d’ailleurs, quelles que soient les souffrances qui m’attendent encore, mon cœur me commande de vivre ! Il faut que je résiste pour le nom que portent nos chers enfants, pour le nom de toute la famille.

Mais que le devoir est parfois dur à remplir !

Te parler de ma vie ici — à quoi bon t’attrister, ma chérie ? Ton chagrin est déjà assez grand pour ne pas l’augmenter encore par mes doléances.

Je vis d’espoir, ma bonne chérie ; je vis dans la conviction qu’il est impossible que la vérité ne se fasse pas jour, que mon innocence ne soit pas reconnue et proclamée par cette chère France, ma patrie, à laquelle j’ai toujours apporté tout le concours de mon intelligence et de mes forces, à laquelle j’aurais voulu consacrer tout mon sang.

Il me faut de la patience, il faut que je la puise dans ton amour, dans l’affection de tous les nôtres, dans la conviction enfin de la réhabilitation.

Mille baisers aux chéris.

Je t’embrasse comme je t’aime,
Alfred.
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