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La théorie de la guerre ne s’en tient pas seulement aux données qui sont inhérentes aux troupes. Elle fait entrer aussi en compte les circonstances purement extérieures qui ont parfois une puissante influence sur le moral des troupes : telles que la surprise, les éventualités les plus diverses, dont les moindres suffisent quelquefois à produire une panique, c’est-à-dire la destruction complète du moral des troupes.

La théorie de la guerre enfin reconnaît l’influence de la préparation du temps de paix sur ce même moral et s’occupe d’élaborer les meilleurs procédés d’éducation et d’instruction des troupes pour développer et tremper leur moral, en évitant soigneusement d’autre part tout ce qui pourrait tendre à l’ébranler.

Tolstoï soutient que la théorie de la guerre mesure la force d’après l’effectif des troupes et cite à l’appui cette phrase de Napoléon : « Les gros bataillons ont toujours raison ». Tandis que la théorie de la guerre se borne à dire que, toutes choses étant égales d’ailleurs, la probabilité du succès est en faveur du nombre. Tout le mal vient de ce que cette théorie ne possède pas comme les mathématiques un arsenal de notations et que ses formules s’expriment par des mots dont le sens est trop restreint et qui n’ont pas l’élasticité du langage algébrique où, sous la lettre a par exemple, on peut sous-entendre toutes les grandeurs possibles, positives ou négatives depuis zéro jusqu’à l’infini.

Il en résulte d’abord que chacun s’arroge le droit de juger les questions militaires. La lecture des livres militaires paraît claire et facile en comparaison de celle des traités de mathématiques ; tout y est à la portée du simple bon sens, que chacun se croit sûr de posséder. Ensuite les formules s’y expriment par des phrases si longues que le dilettante en général ne les lit pas avec attention jusqu’au bout et s’empresse de tirer ses conclusions.

Prenons par exemple la phrase : « les gros bataillons ont toujours raison ». Chacun peut l’interpréter à sa guise. Il peut en conclure qu’un bataillon de 2,000 hommes vaut mieux qu’un bataillon de 1,000 hommes ; qu’un bataillon de 5,000, 10,000 hommes est encore meilleur, etc « Joli génie ! que ce Napoléon », pensera notre dilettante. « mais c’est tout bonnement un niais » ; et ajoutera-t-il en lui-même, sans oser le dire tout haut, « je ne suis pas bête tout de même pour avoir découvert ça ». Si vous voulez tirer des déductions justes, gardez-vous bien de déta-