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négliger de se renforcer partout où il le peut. Nous posons la question à l’honorable auteur lui-même. Quand Dénisoff attend sa jonction avec Dolokhoff pour fondre sur un détachement français, se conforme-t-il au principe de la concentration des forces sur le point d’attaque ou l’enfreint-il ?

Une méditation un peu plus sérieuse des faits qu’il décrit lui-même aurait rendu peut-être Tolstoï plus circonspect dans ses critiques de la théorie de l’art de la guerre. Il aurait compris ses préceptes dans un sens plus large, il en aurait envisagé les applications sous toutes leurs faces, il ne leur aurait pas attribué une unilatéralité qui n’existe que dans son imagination et n’aurait pas enfin célébré comme une découverte, comme une trouvaille personnelle, des vérités acquises bien avant lui.

C’est ainsi que l’auteur, se figurant que la théorie de la guerre ne sous-entend sous l’expression de « force » que l’effectif des troupes, s’escrime à démontrer la fausseté de cette conception et à établir que la force ne consiste ni dans le nombre, ni dans l’armement, ni dans le génie du commandant en chef, mais dans le moral des troupes, c’est à-dire dans le désir plus au moins sincère de se battre de chacune des individualités qui composent ces troupes. Cette idée est si peu une nouveauté que, dans sa forme même, il n’est pas difficile de reconnaître mot pour mot une phrase d’un célèbre théoricien (Jomini).

La théorie de la guerre est d’accord avec l’auteur, sans toutefois établir, comme il a tort de le faire, une opposition entre le nombre, les formations, l’armement et autres facteurs matériels, et le moral. Les talents du commandant en chef sont aussi une force d’ordre moral et dont l’influence s’exerce immédiatement sur le moral des troupes. C’est une erreur de les ranger sur la même ligne que l’armement et les formations géométriques. La théorie, aussi bien que Tolstoï, pose en principe que la condition primordiale du succès consiste dans le désir de se battre. Mais elle reconnaît, en se basant sur les faits, que ce désir ne peut être que le résultat de la confiance dans la victoire si l’on en vient aux mains ; confiance qui augmente ou diminue avec la valeur de l’armement et des formations des troupes au point de vue du combat, avec le nombre relatif de soldats à opposer à l’adversaire, avec la confiance même que le chef a réussi à inspirer à ses inférieurs, dans ses talents, etc. L’énumération complète serait longue.