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Tant que vous dépeignez des commandants en chef qui ne font rien, des états-majors dont toute la mission ne semble consister qu’à mettre au jour des idées ineptes et à intriguer, des chefs de régiment superbes en temps de paix, mais complètement effacés sur le champ de bataille ; tant que vous nous représentez même des types comme Télianine, vous êtes dans le vrai. Car il peut y avoir des états-majors ineptes, des commandants en chef qui ne jouent aucun rôle, etc. Mais du moment où vous voulez tirer une conclusion générale de ces faits particuliers, cette conclusion est et ne peut être que fausse, attendu que, si ce que vous dépeignez est possible, le contraire est tout aussi possible. Il est impossible de tout dépeindre à la fois, et, par conséquent, vous avez bien le droit de faire votre choix et de dépeindre ce que vous voulez. Mais vous n’avez pas le droit d’établir des conclusions sur les faits partiels que vous avez choisis.

Pour terminer, nous ne pouvons pas nous empêcher de signaler le développement magnifique de cette pensée, que c’est plutôt nous que les Français qui avons été victorieux à Borodino :

« Napoléon n’était pas le seul à éprouver ce sentiment, cette impression de mauvais rêve que le terrible marteau s’était brisé sur l’enclume. Tous les généraux, tous les soldats de l’armée française, même ceux qui n’avaient point pris part à la bataille, habitués par l’expérience des batailles auxquelles ils avaient assisté à voir l’ennemi céder après des efforts dix fois moindres, éprouvaient un égal sentiment de stupeur devant cet adversaire qui, réduit de moitié, continuait à tenir tête dans une attitude aussi menaçante qu’au début de la lutte. La force morale de l’armée française, de l’assaillant, était épuisée. Les Russes, à Borodino, avaient remporté non pas cette victoire matérielle qui se constate par la prise de lambeaux d’étoffe accrochés à des bâtons qu’on nomme drapeaux et par l’étendue de terrain gagnée sur l’adversaire, mais cette victoire morale qui impose à l’ennemi la conviction de la supériorité morale de son adversaire et de sa propre impuissance. »

À l’exception de la phrase étrange sur « les lambeaux d’étoffe accrochés à des bâtons qu’on nomme drapeaux », absolument déplacée du reste dans la bouche de Tolstoï, tout ce passage est d’une vérité profonde. Et à l’appui de cette assertion, nous nous permettons de citer un fait peu connu et qui, je crois, n’est rap-