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lantes tantes de l’auteur. Leur « unilatéralité », comme le lecteur peut s’en apercevoir, et comme nous l’avons répété maintes fois, provient de la même cause que tous les faux raisonnements du monde. Celle-ci tient à ce que l’esprit ne fait pas entrer en ligne de compte toutes les données dont le raisonnement doit se composer dans la question qui est sur le tapis. Il est arrivé ici, à Tolstoï, la même aventure qu’à Platon autrefois avec sa fameuse définition de l’homme, l’animal à deux pattes et sans plumes. Il mériterait aussi qu’on lui lâchât quelque chose comme un coq plumé dans les jambes. En raison des particularités de son talent, il nous semble que Tolstoï devrait avoir comme devise : Je ne juge pas, je raconte. Ce n’est qu’à cette condition qu’il peut procurer à ses lecteurs des jouissances élevées et ajouter à leur instruction, sans risquer de fausser l’esprit de ceux d’entre eux qui ont trop de propension naturelle à subir l’autorité d’un auteur, sans fournir des sophismes à ceux qui en ont besoin pour justifier leur ignorance. Tolstoï, probablement, ne s’est jamais imaginé que son livre pouvait servir à un pareil emploi. Et c’est pourtant le cas ! Du reste, il admet lui-même que l’homme, dans toute affaire qu’il a entreprise, n’est pas maître des conséquences et ne peut même pas les prévoir toutes. Son ouvrage de Guerre et Paix en est précisément un exemple bien frappant. Je vous prie de croire qu’ici je n’invente rien et que je me borne à rapporter des faits. Eh bien ! je suis tombé sur des gens qui n’avaient retenu du livre qu’une seule chose : c’est que l’art de la guerre n’existe pas, c’est qu’en somme il n’est pas bien malin d’amener à temps des approvisionnements, et de faire aller une partie de son monde à droite et l’autre partie à gauche, bref qu’on peut être un commandant en chef sans rien savoir, sans avoir rien appris.

La différence essentielle entre une représentation artistique et une déduction théorique consiste précisément en ce que la première peut reproduire un fait quelconque sans risquer de donner lieu à des conclusions absurdes et variant suivant la bêtise de chacun ; tandis qu’une déduction théorique, si l’on n’y prend bien garde, tombe facilement dans « l’unilatéralité » et égare les esprits incapables de se rendre compte que la question a été envisagée seulement sous une de ses faces, ou prédisposés d’avance en faveur de cette solution.