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« Oui, ils sont repoussés partout, ce dont je rends grâce à Dieu et à nos braves troupes. L’ennemi est battu, et demain nous nous mettons à ses talons pour le chasser du sol sacré de la Russie », ajouta Koutouzoff en se signant. Et tout à coup sa figure se plissa pour contenir des larmes prêtes à déborder. Wolzogen eut un mouvement d’épaules, une contraction des lèvres, et, sans dire une parole, se retira de côté, abasourdi über diese Eingenommenheit des alten Herrn[1].

Koutouzoff, sans même lui jeter un regard, ordonna de rédiger l’ordre pour l’attaque du lendemain.

Et par ce fil conducteur mystérieux et indéfinissable, qui maintenait toute l’armée dans un seul et même état d’âme, qu’on appelle le moral des troupes et qui est le nerf capital de la guerre, les paroles de Koutouzoff et son ordre pour la bataille du lendemain furent transmis jusqu’aux extrémités de l’armée en même temps.

Et apprenant que le lendemain on attaquait l’ennemi, entendant confirmer par les hautes sphères de l’armée ce qu’ils désiraient eux-mêmes tous croire, nos gens épuisés et hésitants reprenaient confiance et courage.

Figurons-nous maintenant, à la place de Koutouzoff, un de ces généraux en chef qui se font des tableaux, comme dit Napoléon, c’est-à-dire qui dans une mouche voient un éléphant. Un homme pareil, en recevant le rapport de Wolzogen, aurait été convaincu que tout était perdu, qu’il n’y avait plus qu’à battre en retraite au plus vite. Les aides de camp auraient commencé à voltiger dans toutes les directions avec des physionomies plus ou moins consternées. La retraite précipitée, la bousculade auraient commencé, et si elles n’avaient pas, par bonheur, dégénéré en déroute, en tout cas le résultat de la victoire morale, que nous avions effectivement remportée, eût été perdu. Quand on se représente tout cela, on est bien amené à reconnaître que la personnalité du commandant en chef a pourtant une importance tant soit peu différente de ce que s’imagine l’auteur de Guerre et Paix. Tolstoï, du reste, est à lui-même son meilleur critique : dès qu’il se met à peindre les événements, c’est un véritable renfoncement pour ses élucubrations théoriques.

Nous n’avons omis, j’espère, aucune des théories les plus sail-

  1. « De l’entêtement du vieux sire. »