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quoi donc les militaires ne s’en sont-ils pas occupés ? » demandera-t-on peut-être. Oh ! pour une raison des plus simples. Les uns, par suite d’un étrange préjugé, veulent que l’homme à la guerre ne soit plus un homme, mais un héros, et, par conséquent, qu’on cache sus profanes toutes les tortures des doutes, des hésitations, de la lutte contre l’instinct de conservation, par lesquelles passe inévitablement tout homme de guerre. Les autres posent pour des Jupiters tonnants et se sont donc bien gardés de présenter dans leurs Mémoires le travail de leur esprit et de leur volonté comme il s’est produit dans la réalité. On peut même dire qu’ils ne s’y sont préoccupés que d’une chose : c’est précisément de dissimuler avec le plus grand soin leur véritable processus mental. Prenez, par exemple, César et Napoléon. Lisez leurs Commentaires et vous n’aurez pas de peine à vérifier le fait que nous venons de signaler. Jamais ils ne se sont trompés. Jamais le doute ne les a tourmentés. Quand leur coup est manqué, ils s’en prennent au ciel, à l’eau, à tout ce que vous voudrez. Les éléments sont en faute, eux, jamais, li existe, enfin, en troisième lieu, toute une classe de gens qui ne se sont jamais intéressés à ce qui se passe dans le cœur humain pendant une bataille, pour la bonne raison qu’eux-mêmes ne sont pas en état de se rappeler nettement ce qui se produit alors dans leur for intérieur et n’en ont peut-être jamais eu conscience.

Btef, les témoignages relatifs aux faits de guerre ne sont pas encore sortis, même à l’heure actuelle, de la période épique, où l’homme est enclin à transformer en merveilles les choses les plus ordinaires et à taxer d’héroïsme les actions les plus vulgaires, pour ne pas dire pire.

Nous voyons poindre, cependant, l’aurore d’une nouvelle ère oh les faits de guerre seront envisagés, enfin, sous leur vrai jour, oh les Agamemnon, les Achille et autres héros de la légende plus ou moins intéressants, devront quitter la scène pour céder la place aux hommes de la réalité, avec leurs hautes vertus et aussi leurs honteuses faiblesses, avec leur abnégation allant jusqu’à donner leur vie pour leurs camarades, comme avec leur égoïsme et leur ambition féroces les amenant jusqu’à livrer aux coups de l’ennemi ces mêmes camarades, s’ils les trouvent gênants ou antipathiques ; un jour, capables d’escalader, sous les balles et les boulets, des murailles à pic sans avoir à attendre de secours de