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les troupes sont encore tout entières à leurs généraux, elles ont les yeux sur eux, elles attendent tout d’eux et elles obéissent silencieusement à leur parole. Encore un instant, et leur voix et toutes les voix du commandement seront dominées par la tempête du combat. »

Puis vient une magnifique description du désordre pendant le combat, qui vaut bien celles de Tolstoï. C’est bien clair, ce me semble ; le combat présente deux moments : le premier, pendant lequel les troupes sont encore tout entières sous l’influence de leurs généraux ; le second, où elles font leur affaire aussi bien qu’elles sont capables de la faire par elles-mêmes.

Rapprochons maintenant les idées de Tolstoï, que nous venons d’examiner, du passage de Trochu, et l’origine des raisonnements du premier sur la nullité de l’influence des généraux dans le combat se révèle d’elle-même : c’est que notre auteur décrit d’habitude le second des moments du combat, et en est tellement empoigné, qu’il en oublie l’existence du premier moment.

Tolstoï est donc arrivé ici tout naturellement à la conclusion, à laquelle sera conduit tout investigateur qui, intentionnellement ou de bonne foi, n’étudiera qu’une face d’un phénomène, au lieu de les envisager toutes. Ainsi, par exemple, si, dans le tir, on ne considère que le moment où la balle est déjà sortie du canon et vole vers la cible, on peut dire que la participation du tireur ici est nulle, qu’il n’a aucune influence sur la direction de la balle, enfin que l’art du tir est une absurdité ; car quelle habileté peut-il y avoir dans une affaire dont la réussite dépend de tant d’éventualités : du vent, de l’humidité ou de la sécheresse de l’atmosphère, de l’éclairage, etc., etc. On peut soutenir que le tireur ne joue qu’en apparence un rôle directeur, puisqu’il ne fait que choisir le but, charger, déterminer la distance, viser et lâcher la détente ; tandis que la balle volera ensuite non pas comme le tireur le désire, mais comme le détermineront des éventualités absolument indépendantes du tireur.

Une fois résolu à pousser jusqu’au bout et à faire triompher une manière de voir aussi « unilatérale », l’auteur était bien obligé, pour tenir sa gageure, de laisser de côté ou de traiter comme chose insignifiante, indigne d’un examen sérieux, tout ce qui venait à l’encontre. Nous en trouvons un exemple dans la fameuse conversation de Rapp et de Napoléon :