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à Koutouzoff, ce dernier écoute avec une égale indifférence ce que lui racontent Denisoff d’abord et le général de service ensuite. Tolstoï en conclut que : « sans aucun doute Koutouzoff méprisait l’intelligence, le savoir et même le sentiment patriotique qu’avait montrés Denisoff ; toutefois il ne les méprisait pas en raison de son intelligence, de son savoir, de son patriotisme personnel (car il ne cherchait jamais à les montrer), mais en raison de quelque chose d’autre[1]. Il les méprisait au nom de sa vieillesse, de son expérience de la vie. Nous nous permettrons une question : « Qu’est-ce qui constitue l’expérience ? » Est-ce la masse des faits qui s’accumulent pendant une longue existence, ou bien les conclusions que l’esprit a tirées de ces faits et qui seules peuvent servir de principes directeurs de la conduite à venir ? Il nous semble qu’à cette question on ne peut faire deux réponses. Assurément c’est l’ensemble des conclusions que l’esprit a tirées des faits qui constitue l’expérience et fournit cette science féconde de la vie dont l’avenir aussi peut profiter. La connaissance des faits tout seuls est stérile ; c’est l’expérience de la mule du prince Eugène qui, comme le dit Frédéric II, après avoir suivi dix campagnes, n’en devient pas pour cela plus expérimentée ni plus savante dans l’art de la guerre. Puisqu’il en est ainsi, il paraît clair que Koutouzoff dédaignait l’intelligence et le savoir non pas en raison d’autre chose que son intelligence et de son savoir ! Il accueillait, c’est vrai, très froidement bien des choses qui eussent fortement enflammé d’autres que lui, mais cela nullement par mépris pour l’intelligence et le savoir, et au contraire par supériorité d’intelligence et de savoir sur ceux auxquels il avait affaire. Nous pourrions ajouter que le rôle de commandant en chef est précisément un de ceux qui exigent le plus de réserve et de circonspection, dans lesquels il faut bien se garder de laisser paraître au-dehors sa satisfaction ou son mécontentement, et surtout son approbation ou sa désapproba-

  1. Est-il possible que Tolstoï admette qu’un homme qui possède de l’intelligence et du savoir soit obligé à chaque instant de chercher à en faire parade ? Cela rentre dans le caractère des individualités vaniteuses et frivoles dans le genre du prince André, mais nullement dans celui des gens de l’espèce de Koutousoff pour lesquels il y a des choses plus importantes que de penser constamment à charmer ses concitoyens et ses concitoyennes par l’étalage des qualités brillantes de sa personne.