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exprime très nettement à mon camarade la même idée et après cela se lance à la charge. Il me semble que tout cela montre bien clairement que, si Rostoff s’est décidé rapidement à charger, ce n’a pas été sans réflexion : le processus du travail des sens et de l’âme, indispensable dans toute attaque, est ici très manifeste ; tous les moments de ce travail (voir, juger, décider, exécuter) sont précisés. Mais l’auteur veut en revenir à son thème favori : que tout cela se fait de soi-même. Aussi, après ce qui précède, sans transition, il commence à dire que « Rostoff lui-même ne se rend pas compte comment et pourquoi il agit. Il fait tout cela comme s’il était à la chasse, sans penser, sans réfléchir. » Est-il possible que Tolstoï, qui se montre si fin observateur du travail psychique souvent le plus subtil et le plus instantané, n’ait pas remarqué la grossière contradiction du commencement et de la fin d’une seule et même page ? Est-il admissible qu’il ait compté n’avoir pour lecteurs que des gens capables d’oublier le commencement d’une page imprimée très largement quand ils arrivent à la fin ? Est-il croyable, enfin, que l’auteur n’admette pas qu’une action rapide et presque instinctive soit néanmoins précédée d’un processus psychique d’observation, de réflexion et de décision, qui se produit, c’est vrai, instantanément, mais qui en tout cas se produit ? Pour nous, nous sommes convaincu que les dernières lignes que nous avons citées n’auraient jamais trouvé place dans la description de la charge de Rostoff, si l’auteur n’avait pas cherché à préparer d’avance le lecteur à des raisonnements destinés à prouver que l’homme ne sait lui-même jamais ce qu’il fait, et n’est qu’une marionnette entre les mains de quelqu’un ; bref, que rien n’est la cause de rien.

Au commencement de la deuxième partie du IVe volume, l’auteur va encore plus loin. Il découvre que Rostoff a chargé rien que parce qu’il n’a pas pu résister au désir de galoper sur un terrain bien égal. On est en droit de croire que lorsque Tolstoï a écrit cette phrase, il avait oublié lui-même ce qu’il avait dit plus haut ; cela est tout autant à l’éloge de sa sincérité qu’une preuve de sa tendance à tout voir sous une seule face. Des contradictions du même genre se rencontrent plus loin, non seulement dans la même page, mais quelquefois même dans la même phrase.

Ainsi, dans la scène où le général de service fait son rapport