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choses que sous une seule face, conséquence de la partie forte de son talent, c’est-à-dire de son habileté à dépeindre chaque phénomène en particulier. Tout peintre, pour faire un tableau juste, doit se placer à un seul point de vue. Si, avec cela, il observe scrupuleusement les rapports d’ombre et de lumière, il reproduit la scène qui l’occupe avec assez d’art pour que l’imagination puisse compléter ce qui se trouve aussi en dehors du côté unique qu’il a représenté. Comme toute incarnation fidèle d’une idée, l’œuvre artistique la montre tout entière, bien qu’elle n’en reproduise matériellement qu’une des faces. Et c’est ce qui fait qu’elle inspire souvent au critique des pensées qui ne sont peut-être même pas venues à la pensée de l’artiste au moment où il l’a créée.

Les conditions de la reproduction fidèle de la même idée[1] non plus au moyen d’images, mais sous forme de raisonnements, sont tout à fait différentes, Si l’on se propose ce but, il faut étudier l’idée non plus seulement sous une face, mais sous le plus grand nombre de faces possible ; autrement on n’obtiendra qu’une conclusion sans généralité, pour ne pas employer un terme plus sévère. Il est clair que si l’on est habitué à travailler dans une sphère qui exige pour la réussite de l’œuvre entreprise qu’on ne sorte pas, pour ainsi dire, d’un seul point de vue, il faudra bien se surveiller pour ne pas retomber dans sa manière là où elle cesse absolument de correspondre au but qu’on s’est fixé. Il en résulte que la plupart des peintres sont de mauvais philosophes, et, inversement, que tous les philosophes sont de mauvais peintres, j’entends peintres en paroles. Les premiers éprouvent une grande difficulté à se départir d’un seul point de vue ; les seconds, par contre, ne peuvent se tenir à un seul point de vue. Il y a des exceptions, mais elles sont tellement rares qu’on les compte par unités dans toute la vie de l’humanité[2].

Un excellent exemple pour confirmer ce qui précède est celui de Gogol. Tout le monde connaît l’abîme qui existe entre la première partie de ses « Âmes mortes » et sa « Correspondance avec ses amis ». Très fort dans une direction déterminée, il a subi un fiasco complet dès qu’il s’est imaginé d’en sortir.

  1. Ici la reproduction devient le développement de l’idée.
  2. Gœthe, par exemple.