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traire à l’influence de l’imprévu. Pourquoi avec Souvaroff ne s’est-on jamais sauvé ? Pourquoi ne s’est-on pas sauvé non plus avec Bagration à Hollabrünn, tandis qu’on a fui à Austerlitz ? C’est que « Hourra » et « F…us » ne sont pas du tout un hasard comme le prince André se l’imagine. Avec le chef qui possède le don de maintenir le moral de ses troupes à un certain niveau, le cri de « F…us » est, sinon absolument inadmissible » du moins une exception fort rare. C’est un fait indéniable, une chose évidente pour tout observateur impartial.

Déjà dans l’antiquité cette dépendance du moral de la masse et de la capacité d’un seul avait été consacrée par un dicton remarquablement exact : « Mieux vaut une armée de moutons commandée par un lion qu’une armée de lions commandée par un mouton ». C’est une vérité que le prince André avait pu constater de ses propres yeux à Hollabrünn, en supposant qu’il les eût tenus ouverts à la vérité, au lieu de raisonner pour chercher à se convaincre de ce qui flattait le plus son amour-propre.

Dans sa conversation avec Pierre, le prince André continue à développer la même théorie, à savoir que l’affaire ne dépend que de ceux qui tirent et embrochent, et nullement de ceux qui indiquent aux premiers où il faut tirer, qui il faut embrocher. « Ceux avec lesquels tu es allé sur la position, dit-il à Pierre, bien loin d’aider à la marche générale des choses, ne font que la contrarier ».

Pierre est allé sur la position avec Benigsen et sa suite, et ici le prince André est dans le vrai ; mais, comme toujours, il n’est pas dans le vrai en généralisant la conclusion qu’il tire d’un cas particulier ; sans compter qu’il ne recherche pas des cas particuliers en vue d’arriver à une vérité, mais tout bonnement pour flatter son goût. En réalité, Benigsen pouvait fort bien être plus gênant qu’utile ; mais Koutouzoff, Bagration, Yermoloff, Dokhtoureff, Rayeffsky ne gênaient pas. Voilà le malheur du prince André ; c’est que lorsqu’il veut prouver que les personnalités dirigeantes ne font que gêner sans aider, il met en avant Benigsen et oublie tous les autres. S’il faut démontrer que les hommes de guerre les plus capables sont des « bêtas » ou des « écervelés », alors sans même dire en quoi et où ils se montrent « bêtas » ou « écervelés », il cite Bagration et oublie Koutouzoff, Yermoloff et autres. « Le succès n’a jamais dépendu et ne dépendra jamais ni de la