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ment son esprit qu’il se fait à tout propos un éléphant d’une mouche ? Par ce procédé-là, on peut arriver à nier tout ce qu’on veut. On dira : mais quel talent a cette danseuse ? Elle n’est pas fichue de chanter « Au clair de la lune ». En voilà un grand musicien ! il n’a jamais su tenir un pinceau. Certainement celui qui émet de pareils jugements peut avoir raison à son point de vue, car les faits qu’il allègue peuvent être absolument exacts. On a vu des danseuses célèbres qui ne savaient pas chanter, de grands musiciens qui ne savaient pas peindre. C’est même ce qu’on voit le plus généralement. Mais cela les met-il en état d’infériorité pour la spécialité dans laquelle ils excellent ? Voilà où est la question. Malheureusement, pour les gens qui raisonnent comme le prince André, cette question-là est à jamais inaccessible.

« Ce n’est pas d’eux (des chefs) que dépend le mérite du succès à la guerre, mais de l’homme dans le rang qui crie : « Hourra ! » ou « Fichus ! ». Certainement il n’y a que dans le rang que l’on puisse servir avec l’assurance d’être utile ! »

Pour être conséquent avec cette dernière conclusion, le prince André se décide à prendre le commandement d’un régiment de l’armée, quoique le métier d’un chef de régiment ait bien peu de chose à voir avec l’amour, la poésie, le doute philosophique, etc.

Le prince André a parfaitement raison d’affirmer que le succès ou l’échec à la guerre dépendent en dernière instance du « Hourra ! » ou du « Fichus ! » d’un simple soldat. Il est tout à fait dans le vrai quand il constate que 5,000 hommes en valent quelquefois 30,000, comme à Hollabrünn, et que quelquefois 50,000 hommes se sauvent devant 8,000, comme à Austerlitz. Mais ici comme ailleurs, il commence et il n’achève pas. Il s’arrête précisément juste au point voulu pour obtenir la conclusion qu’il désire et non celle qui découle de la nature même des choses.

Pourquoi donc le cri de « Hourra ! » est-il plus fréquent chez certaines troupes et celui de « Fichus ! » chez d’autres ? Certes, s’il n’y avait là qu’un pur hasard, il n’y aurait pas de raison pour qu’il se produisit plus souvent dans une armée que dans une autre. À cela il n’y a qu’une réponse, c’est que « Hourra ! » et « F…us ! » dépendent du talent ou de l’impuissance du chef à élever le niveau moral de ses troupes assez haut pour les sous-