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suite de ses facultés individuelles qu’en raison de l’époque à laquelle il vivait, ne pouvait avoir sur bien des points les vues que l’auteur cherche à nous imposer. Celui-ci, du reste, est un artiste, tandis que le rêve de celui-là était d’être un homme d’action. Si donc l’un et l’autre ont le défaut de n’envisager les choses que sous une face, très différentes sont les causes de ce défaut, et c’est un point dont il est indispensable de tenir compte dans notre examen. Ce qui, chez le prince André, est la conséquence des vicissitudes et des désenchantements de la vie, n’est pas autre chose, chez Tolstoï, qu’un emballement fatal pour tout artiste, dès qu’il sort de la sphère de procréation qui est l’apanage de son talent.

Le prince André est un de ces caractères comme on en rencontre souvent, qui, par un étrange caprice de la nature, offrent un mélange de prétentions excessives jointes à des facultés insuffisantes pour les satisfaire. Tolstoï a reproduit ce type avec une fidélité qui est un chef-d’œuvre artistique. Sans pouvoir se défendre d’une certaine sympathie pour le prince André, il excelle cependant à mettre en relief la légèreté avec laquelle celui-ci résout, par-dessous la jambe, les questions parfois les plus complexes ; bien doué naturellement, mais pratiquement pas bon à grand-chose, capable de tout et propre à rien, comme disent les Français. Certainement l’auteur n’a pas flatté son héros et a traité le personnage en véritable artiste, poussant sans pitié jusqu’au bout, jusqu’à leurs dernières conséquences, les données de caractère dont il l’avait composé.

Rappelez-vous l’entrée en scène du prince André : son attitude dans le monde, les paupières plissées, répondant à peine, traitant tout et tout le monde du haut de sa grandeur ; bref un homme qui se donne un mal infini non pas pour être, mais pour paraître, un homme tout à la pose, qui joue un rôle et qui a la prétention d’être fort tout en n’étant d’aucune force. Le fait d’avoir remarqué la frivolité du milieu auquel il appartient constitue déjà aux yeux du prince André un mérite tout particulier, et voilà pourquoi il se pavane dans son mépris et en fait étalage avec affectation.

Arrive la guerre de 1805. Le prince André n’a aucun scrupule de profiter des privilèges attachés à ce milieu qu’il se donne les airs de tant dédaigner et se fait nommer aide de camp de Kou-