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jugement à un degré tout il fait inattendu. Pour tous le combat est la pierre de touche infaillible qui donne la mesure des capacités et du courage de chacun, malgré lui et indépendamment de lui.

« Après la bataille, la plupart de ceux qui survivent, reprennent peu à peu leur manière et leur physionomie habituelles, sans avoir l’air même de se rappeler leur métamorphose pendant le combat, et alors en peut observer un autre et nouveau spectacle. Chacun, dans la mesure permise par son emploi, cherche à s’attribuer la gloire du succès, ou à décliner la responsabilité de l’insuccès. L’amour-propre, la vanité, l’ambition, font entrer dans des compromis souvent blâmables. Le combat pendant lequel on a travaillé au salut commun, bon gré, mal gré, à visage découvert, est déjà oublié ; une nouvelle lutte s’engage : celle des intérêts personnels. Plus d’un malin se présente devant l’opinion publique avec son masque d’emprunt, et réclame ses faveurs, avec sa place au bulletin et son inscription sur la liste des récompenses. De là tant d’exploits douteux qui ont eu les honneurs de l’ordre du jour, tant d’actes de véritable bravoure et d’abnégation qui passent inaperçus, ou ne sont connus que trop tard, parce que ceux qui en sont les auteurs n’ont point fait de réclame, ou y ont laissé tour vie, — ce qui arrive fréquemment, — ou enfin disparaissent de la scène avec des blessures graves.

« J’ai eu souvent l’occasion de voir tout cela, et chaque fois avec un sentiment pénible : c’est l’exploitation de la guerre, où les morts, les blessés, les disparus et les modestes sont les perdants ; les vivants présents et les impudents sont les gagnants. » Transportons-nous maintenant dans l’isba occupée par Bagration, à peu de distance de la batterie Touchine. Nous y trouvons réunis un certain nombre de chefs de corps et l’état-major de Bagration.

« Le chef de régiment, de la revue de Braunau, rend compte au prince qu’au début même de l’affaire, il a reculé dans le bois jusqu’au-delà des coupes, et qu’alors, avec deux bataillons, il a chargé à la baïonnette et culbuté les Français.

« Comme j’ai vu que le premier bataillon était en désordre, je me suis arrêté sur la route et je me suis dit : « Je vais les laisser arriver et je les recevrai par un feu à volonté. » Et je l’ai fait.