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On arrête les troupes.

« Ce n’était plus un fleuve qui coulait invisible dans la nuit, mais une mer sombre qui se remet toute frissonnante encore après la tempête. »

Quelle vie dans ce tableau de l’organisme à mille têtes, qu’on appelle une armée, une troupe !

Peu à peu les différentes unités commencent à installer leurs bivouacs. Sur la route où est arrêtée la batterie de Touchine, passent des blessés, des isolés : quatre d’entre eux portent sur un manteau quelque chose de lourd. — « À quoi bon le porter plus loin ? dit l’un d’eux. Il est fini. » — « Qué qu’ça fiche ! Allez toujours ! » Et ils disparurent dans l’obscurité avec leur fardeau.

Mais voilà que l’on demande Touchine chez le prince Bagration. Pour mettre bien en relief la scène qui va suivre, rouvrons Trochu : « Beaucoup de militaires s’approprient, souvent en parfaite sincérité et parce qu’ils sont convaincus que c’est nécessaire, une physionomie, des habitudes, une façon de parler, particulières. » C’est le cas du général, si bien caractérisé par George Sand, qui se croyait obligé de lancer un regard impérieux, ne fût-ce qu’au verre d’eau qu’il allait boire. « Cette manière empruntée disparaît infailliblement sur le champ de bataille. Elle est remplacée par celle qui répond aux instincts innés de l’homme. Là les gens bien trempés et véritablement braves le prouvent d’une façon éclatante ; les autres, hardis en paroles en temps ordinaire, une fois à la guerre tombent dans un silence morne et abattu. Ces braves en paroles, qui ont toujours l’air prêts à aller se battre et qui ont acquis par là une réputation théorique de courage à toute épreuve, se montrent profondément troublés ; quelques-uns même s’éclipsent honteusement pendant l’affaire, faute de pouvoir dominer leur émotion et d’en apprécier les conséquences. D’autres enfin, quoique sujets à une agitation torturante, se contiennent à force de volonté, mais ils ne voient ni n’entendent rien, ne peuvent lier deux idées et sont également incapables de diriger ou d’être dirigés. Les gens calmes, modestes, souvent même considérés comme timides en temps de paix (Touchine, Timokhine), déploient une bravoure entraînante et donnent le meilleur exemple ; des écervelés, qui ont l’air d’avoir du désordre dans la tête, montrent du calme, du bon sens, du