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diez l’ennemi sur un flanc. Comme tout cela vraiment était simple et limpide ! Malheureusement, ces théories simples et limpides présentaient une lacune, oh ! bien mince. Elles négligeaient l’homme avec ses côtés moraux faibles ou forts. Bref, on se battait sur un tableau noir, avec des lignes et des angles, où les hommes n’étaient que de la craie. Il va de soi que plus ces théories se bornaient à n’envisager qu’un côté de la question, plus leur édifice prenait une apparence de logique rigoureuse et inspirait une confiance robuste à leurs adeptes, persuadés qu’ils connaissaient la guerre et la manière de la faire. Quand ils se heurtaient à des faits qui culbutaient leurs enfantillages de lignes et d’angles, ces Messieurs fatalement étaient amenés à conclure, non pas qu’ils avaient vécu dans l’erreur, mais qu’il y avait quelque faute dans la direction des affaires.

Cette déduction était encore plus inévitable chez un homme nourri à cette école, quand il était naturellement disposé à croire à son infaillibilité absolue, chez Phull, par exemple, dont Tolstoï nous donne un portrait exquis. Le prince André aussi était un Phull dans son genre, mais un Phull à la Russe, un aristocrate, un dilettante.

Si l’on prend en considération tout ce que nous venons de dire de la préparation à la guerre pratique et théorique du prince André, il est facile de comprendre l’étonnement qu’il éprouve de la conduite de Bagration pendant le combat d’Hollabrünn. Bagration ne s’agite pas et n’agite pas les autres ; il expédie beaucoup moins d’adjudants pour porter ses ordres que le prince André était habitué à le voir faire pendant les moindres exercices du Champ-de-Mars ; il n’édifie pas de savantes formations de combat et se contente de distribuer ses troupes sur la position, comme le terrain le comporte. Bref, pour le héros de Guerre et Paix, il est clair comme le jour que c’est un commandant en chef qui ne fait rien. Malgré cela, la présence de Bagration, suivant le prince André, fait énormément. Il eût été plus vrai de dire, ce me semble, non pas « malgré cela », mais au contraire : « c’est précisément à cause de cela » que Bagration fait énormément. Ce qui empêche le prince André de le dire, c’est qu’il a dans l’esprit une disposition de combat stéréotypée. Est-ce avec intention ou non que Tolstoï nous présente ainsi son héros pour la circonstance ? Nous l’ignorons ; mais, en tout cas, son portrait y