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que les autres ; chez l’officier et le chef, en plus, une voix de stentor et l’art de faire les commandements parfaitement en même temps que leurs égaux, ce qui réclamait bien entendu des répétitions spéciales comme pour chanter des chœurs. Les moindres mouvements exigeaient un commandement du chef supérieur, répété tout le long de l’échelle hiérarchique jusqu’aux exécutants immédiats. Déplacer, sans un commandement suprême, son bataillon, je ne dis pas de cent ou cent cinquante pas, mais même de cinq pas, eût été une licence tellement inouïe qu’elle ne serait jamais venue à l’idée d’un chef de bataillon d’alors, fût-ce même en rêve. Pour compléter le tableau, ajoutez une galopade continuelle et affairée d’aides de camp dans toutes les directions, pour transmettre les ordres et les remarques à propos des moindres détails et des plus petites irrégularités, et vous aurez le milieu ambiant dans lequel le prince André avait commencé son éducation militaire.

Nous avions, il est vrai, d’autres traditions purement russes, une autre tactique et d’autres enseignements, héritage de Souvoroff et de Roumiantzoff ; mais, à l’époque où le prince André était entré au service, on les avait si bien mises sous le boisseau que personne n’y pensait plus. Il restait bien quelques personnalités qui avaient été formées à l’école de ces traditions, mais qui faisaient peu de tapage, probablement parce que le courant contraire était trop violent. Les uns n’avaient pas envie, les autres n’avaient pas le moyen de lutter contre lui, et ils se bornaient à conserver pour eux-mêmes le dépôt sacré que leur avait légué ce génie plein d’originalité, qui réveillait son armée en imitant le chant du coq, à la place de la diane réglementaire.

Quant à la préparation théorique que le prince André avait pu recevoir, rappelons-nous que c’était alors l’époque de la tyrannie des théories géométriques sur la guerre. On avait la prétention de ramener toutes les notions de stratégie et de tactique à quelques figures de géométrie, à les renfermer, en un mot, dans le cadre d’une science exacte et précise. Vouliez-vous avoir la supériorité sur le théâtre de la guerre ? c’était bien simple : vous preniez une base enveloppante et un angle objectif de 90° ; vous battiez en retraite par des lignes divergentes, vous alliez à l’ennemi par des lignes convergentes. S’agissait-il de vaincre sur le champ de bataille ? Vous adoptiez l’ordre oblique ; en un mot, vous débor-