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qu’en suite, chose plus grave, il agiterait et détraquerait tout son monde, les chefs comme les soldats. Le bon sens le plus élémentaire indique que, de deux hommes qui accomplissent une mission périlleuse, celui qui s’y prend un peu maladroitement peut-être, mais en tous cas avec résolution et assurance, a toujours plus de chances de réussir que celui qui, connaissant parfaitement la manière de s’y prendre, à côté de cela se défie de ses propres forces. Si l’inactivité apparente de Bagration a pu étonner le prince André, cela tient uniquement à ce que ce dernier s’était forgé une idée absolument opposée à la réalité de ce que peut et de ce que ne doit pas faire dans un combat le commandant en chef d’une troupe importante.

Malheureusement, le comte Tolstoï ne nous dit pas un mot des idées sur la guerre avec lesquelles son héros est entré en campagne ; autrement l’étonnement du prince André produirait une impression toute différente de celle qui en résulte à première vue. Nous nous permettons de combler cette lacune et de rappeler l’époque à laquelle vivait le prince André, ainsi que la dose immense d’infatuation personnelle qui, à en juger d’après le portrait même dessiné par l’auteur, constituait un de ses traits caractéristiques.

Jusqu’au moment de la guerre, le prince André n’avait assisté, à coup sûr, qu’aux exercices militaires de temps de paix, réglés alors sur la stricte observance des formes frédériciennes, dans toute leur pédanterie, mais dépourvues du sens intime et de l’esprit qui faisaient toute leur valeur du vivant du grand roi. Ces formes, chacun le sait, consistaient à rétablir l’ordre déployé en partant de colonnes à distances entières et à faire mouvoir les lignes déployées, avec une précision idéale, « une pureté idéale », comme on disait alors. Gare ! si une section tardait d’une demi-seconde pour entrer en ligne, ou si l’alignement se dérangeait pendant les mouvements en pas cadencé ! Quelle explosion de fureur de la part des chefs, armés d’un pouvoir sans contrôle pour réprimer cet affreux désordre ! On ne faisait aucun cas de l’énergie ni des autres qualités morales de l’individu ; mais on mettait au premier plan les qualités purement extérieures, nécessaires pour obtenir l’idéal d’uniformité, de régularité, de précision des mouvements, savoir : chez le soldat, l’art d’exécuter tous ses mouvements exactement dans le même temps