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prince Bagration fronce le sourcil, regarde en arrière et, voyant ce qui a provoqué cette panique, se retourne de l’air le plus indifférent comme pour dire : À quoi bon s’occuper de pareilles sottises ! et il arrête son cheval un instant pour dégager son épée qui s’est accrochée dans son manteau. » Il est difficile de mieux dépeindre l’idéal de cette possession de soi-même, calme et en quelque sorte contagieuse, qui se communique infailliblement à tous ceux qui se trouvent dans la sphère de son influence ! « Bagration demanda : De qui est cette compagnie ? En réalité cela voulait dire : Hé ! vous autres, est-ce que vous auriez déjà peur ? » Et c’est comme cela qu’on le comprit, et on reprit courage. « Le prince André écoutait avec soin les conversations du prince Bagration avec les différents chefs et les ordres qu’il donnerait et, à son grand étonnement, il s’aperçut qu’en réalité il ne donnait aucun ordre, mais que Bagration cherchait seulement à avoir l’air comme si tout ce qui se passait par nécessité, hasard ou initiative des chefs en sous-ordres, tout cela s’exécutait, sinon par son ordre, du moins conformément à ses intentions. Le prince André remarqua que, grâce au tact déployé par Bagration, bien que les événements fussent tout à fait accidentels et indépendants de la volonté du commandant en chef, néanmoins la présence de ce dernier produisait énormément d’effet[1]. Les généraux qui arrivaient avec le visage décomposé, reprenaient leur calme auprès de lui, les soldats et les officiers le saluaient allègrement, devenaient plus animés en sa présence et faisaient manifestement devant lui parade de leur vaillance.

Ce qui veut dire que Bagration, en chef expérimenté, comprenait que la première condition du succès dans un combat, c’est de tranquilliser ses gens ; qu’ensuite il faut soutenir et fortifier leur confiance en eux-mêmes. Et il fait l’un et l’autre. Par son calme de granit, il réprime l’inquiétude et l’agitation des autres ; il approuve toutes les mesures de ses sous-ordres et les déclare conformes à ses intentions, quoiqu’on tout cela ne soit pas toujours vrai, afin de raffermir leur confiance en eux-mêmes. Il comprenait qu’en se lançant dans la voie de la critique et des rectifications, il n’arriverait pas d’abord à remédier à tout, et

  1. À notre avis, c’est Bagration personnellement qui faisait tout et non pas sa seule présence.