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combent ensuite aux privations. Rostoff, qui a toutes les qualités voulues pour être un des membres les plus dignes du régiment, manque d’en être renvoyé. Enfin, un des meilleurs officiers est sous le coup d’un jugement et ne s’en tire que grâce à un heureux concours de circonstances qui empêche l’affaire de poursuivre son cours habituel.

On objectera qu’à défaut de Télianine, il y aurait un autre voleur à sa place ; que tout ça est arrangé par l’auteur ; qu’enfin à la guerre les privations sont inévitables. Nous ferons remarquer d’abord que c’est précisément parce qu’il s’agissait de Télianine que Dénisoff a eu l’idée de lui administrer un reçu à sa façon. À part cela, rien n’empêche de supposer que la place de Télianine eût pu être occupée par un honnête homme, si l’on n’avait pas laissé à Télianine la faculté de retrouver un emploi après sa sortie du régiment. Quant aux arrangements de l’auteur, nous n’avons pas à les lui reprocher, du moment où ils ont toute la vérité de la vie réelle. C’est la seule condition que l’on soit en droit d’exiger de lui, et du moment où elle est remplie, sa composition cesse d’être un arrangement pour s’élever à la hauteur d’un groupement artistique et véritablement esthétique de faits et de personnalités.

La marche du récit est des plus naturelles. Télianine entre dans les services administratifs, parce que tous les Télianine sont à la recherche d’une place où il y ait « de la gratte ». Comment refuser de l’y recevoir, du moment où ses états de services sont sans tache ? Tout le reste va comme dans du beurre. La seule chose un peu forcée, c’est que Télianine tombe précisément dans le quartier général dont dépend le régiment de Dénisoff. Mais il n’y a là qu’une coïncidence des plus simples et des plus naturelles, comme on en rencontre fréquemment dans la vie commune ; elle est donc parfaitement admissible dans un roman, et ce serait même ridicule de chercher noise à l’auteur pour cela. Tout lecteur qui interrogera ses impressions, ne trouvera rien d’inattendu dans la scène où Dénisoff vient déranger l’honnête commissaire des vivres. Quant à l’impossibilité d’éviter les privations à la guerre, nul ne la conteste ; mais ces privations peuvent être plus ou moins grandes ; tout est là, et, avec un gaillard comme Télianine au service des vivres, il est bien évident qu’elles seront extrêmes.