Page:Dragomirov - Guerre et paix de Tolstoï au point de vue militaire.djvu/11

Cette page a été validée par deux contributeurs.

enfant. Pourtant il ne vous inspire pas personnellement d’antipathie. Son portrait artistique est si fidèle qu’on comprend sans peine que c’est le système qui a profondément modifié ses facultés originelles. Témoin Timokhine, qui a perdu deux dents d’un coup de crosse devant Izmaïl, qui en a donc vu de raides dans sa vie et, une fois au feu, n’a peur de personne. Mais il devient tout tremblant dans l’attente d’une revue en temps de paix ; il n’a plus de voix pour répondre. À côté de cela, voyez cet aimable farceur de Jerkoff, un drôle qui jamais de sa vie n’a eu le cœur de remplir une mission, du moment où il fallait aller là où sifflent les balles et les boulets. En voilà un qui n’est jamais embarrassé de faire le beau parleur devant ses chefs, de raconter tout ce qui s’est passé là où il n’a jamais osé aller. Pas de danger qu’il se laisse oublier au moment de la distribution des récompenses pour actes de bravoure. Voici enfin ce turbulent de Dolokhoff, nature énergique et sans frein, qui ne se laisse nullement abattre d’avoir été dégradé au rang de soldat et dont l’auteur s’est servi comme d’une ombre dans son tableau pour mettre ses autres personnages dans une lumière plus vive et faire bien comprendre ce qu’ils sont et pourquoi ils sont comme cela et pas autrement.

Tel est le moule dans lequel le système d’alors pétrissait les hommes. Bénissons le ciel de le voir enfin relégué dans l’arsenal du passé. Grâce à Dieu, nous n’en sommes plus à nous imaginer que le meilleur moyen de maintenir une troupe en haleine, c’est de lui faire des remontrances sans fin pour la moindre vétille, au lieu d’en exiger que tous connaissent réellement et sérieusement leur affaire. Quel tapage autrefois pour un bouton mal cousu, une capote de mauvaise teinte, etc. Qu’on ne nous reproche pas d’agiter ces cendres du passé. On ne saurait trop couper ses chances de retour. Rien de plus salutaire que de se remémorer les erreurs, les entraînements d’antan. Il a fallu le chant du coq pour que saint Pierre comprit sa défaillance.

Autre enseignement. Voulez-vous savoir quelles conséquences peut avoir notre fausse conviction qu’il est impossible de débarrasser un régiment d’un drôle ouvertement, par les moyens que la loi indique, sans entacher l’honneur du corps ? On s’imagine généralement que tout est fini et bien fini, lorsqu’on a fait filer tout doucement le personnage en question dans un autre emploi