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aujourd’hui cette dissonance vaut à son capitaine une vigoureuse enlevée avec toutes les aménités d’intonation et les termes choisis du bon vieux temps. Naturellement le soldat en attrape les éclaboussures ; mais c’est un gaillard qui a le mot pour répliquer, Tout le monde s’attend à ce qu’il soit menacé du Conseil, ou tout au moins vigoureusement rappelé à l’ordre pour avoir osé répondre à ses chefs étant sous les armes. Nenni ! Le colonel ne s’emporte et ne laisse déborder sa fureur que lorsqu’il a affaire à des gens qui n’osent pas piper. Son ressort moral ne va pas au delà.

Mais voici que le planton en vedette crie d’une voix défigurée par l’émotion : « Il vient. » Le colonel devient cramoisi, court à son cheval, saisit l’étrier d’une main tremblante, plonge, se redresse, brandit son sabre et, avec un visage qu’illumine la béatitude et la résolution, tord sa bouche à demi ouverte, tout prêt à pousser son commandement. Le régiment, comme un oiseau qui secoue ses plumes, a un frémissement, puis s’immobilise.

« Gard’ à vo. o. o. os ! » crie le colonel d’une voix qui fait vibrer les âmes, et qui exprime tout à la fois son bonheur personnel, sa sévérité pour son régiment et son profond respect pour le commandant en chef.

Toute cette scène est d’une haute valeur instructive et place absolument le lecteur sur le terrain de la réalité. Voilà le chef d’une unité suffisante, sans être très grande, pour modifier parfois la tournure d’une grande bataille, à condition qu’elle soit en de bonnes mains. Peut-on admettre qu’il soit préparé à conserver son calme en face du danger ? A-t-il assez le sentiment de sa dignité personnelle et de son indépendance morale pour assumer l’initiative et la responsabilité d’une décision dans un de ces moments critiques où tout peut être perdu si l’on attend après un ordre ? Qu’en pense le lecteur ?

Il n’y a pas un chef consciencieux et sincère qui, après s’être regardé dans ce miroir, ne soit amené à faire un retour sur lui-même, retour fructueux, si, après avoir reconnu en lui-même des travers analogues à ceux de ce colonel, il réussit à s’en débarrasser.

Et voyez, d’autre part, quelle puissance suprême l’art possède de tout concilier. Il met devant vous un homme vivant qui, à chaque pas, dans son propre métier, hésite et tremble comme un