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à me débarrasser de cette femme et à rattraper Frank. Nous prîmes un fiacre, nous allâmes à l’appartement qu’il avait retenu à Gordon-Square et ça été là mon vrai mariage après tant d’années d’attente. Frank avait été prisonnier chez les Apaches, s’était échappé, était venu à Frisco, avait appris que je le croyais mort et que j’étais partie pour l’Angleterre, il m’y avait suivie et retrouvée le jour même de mon second mariage.

— J’ai lu l’annonce de la cérémonie dans un journal, interrompit l’Américain : on donnait bien le nom et l’église mais pas l’adresse de la dame.

— Alors nous causâmes du parti à prendre et Frank voulait tout raconter franchement, mais moi j’étais si honteuse que j’aurais voulu disparaître et ne plus jamais voir aucune des personnes mêlées à cette affaire. C’était tout juste si je consentais à envoyer un mot à p’pa, pour lui prouver que j’étais vivante. Cela me terrifiait de penser que tous ces lords et ladies étaient à table, attendant mon retour. Alors Frank prit mes habits de mariée, en fit un paquet, et les jeta dans un endroit où il pensait qu’on ne les découvrirait jamais. Nous comptions partir demain pour Paris, lorsque ce bon M. Holmes est venu nous voir, sans que je puisse comprendre comment il a pu nous trouver ; il nous a prouvé tout clair que j’avais tort, et que Frank avait raison, et que nous serions très blâmables de continuer à nous cacher. Alors il nous a offert de nous fournir une occasion de causer avec lord Saint-Simon tout seul, et voilà comment nous sommes ici. Maintenant, Robert, vous savez tout, je suis très fâchée de vous avoir fait de la peine et j’espère que vous ne m’en voudrez pas. »

Lord Saint-Simon n’avait rien changé à son attitude rigide, il avait écouté ce long récit avec les sourcils froncés et les lèvres serrées.

— Excusez-moi, dit-il, mais je n’ai pas l’habitude de discuter mes affaires intimes d’une façon aussi publique.

— Alors, vous ne voulez pas me pardonner ? ni me serrer la main avant que je m’en aille ?

— Oh, si cela peut vous faire plaisir. Il avança la main et serra froidement celle qu’elle lui tendait.

— J’avais espéré, suggéra Holmes, que vous accepteriez ce souper de réconciliation.

— Je crois que vous m’en demandez trop, répondit le lord. Je puis être forcé de me soumettre aux événements, mais vous ne pouvez vous attendre à ce que je les prenne gaiement. Je vais donc, avec votre permission, vous souhaiter une bonne nuit. »

Il nous enveloppa tous dans le même salut et sortit gravement.

— Je pense que vous, au moins, me ferez l’honneur d’être des nôtres, dit Sherlock Holmes au jeune couple. J’ai toujours grand plaisir à rencontrer un Américain, monsieur Moulton, car je suis de ceux qui croient que la folie d’un monarque et la maladresse d’un ministre aux temps anciens n’empêcheront pas nos enfants d’être un jour citoyens du même immense empire sous le drapeau écartelé de l’Union Jack, avec les étoiles et les stries. »

« Cette affaire a été bien intéressante, me dit Holmes, quand nos invités se furent retirés, parce qu’elle démontre combien simple peut être une chose qui, à première vue, semble si compliquée. Cela paraissait inexplicable, et cependant rien n’est plus naturel que la série d’événements racontés par cette jeune femme, tandis que le résultat auquel arrivait M. Lestrade, de Scotland Yard, était tout à fait absurde.

— Vous ne vous étiez donc pas trompé.

— Dès le début, il y avait deux faits absolument évidents pour moi : premièrement, que la jeune fille avait consenti de plein gré à la cérémonie du mariage, secondement qu’elle en avait eu du regret quelques minutes avant de rentrer. Il devait donc s’être produit dans la matinée une circonstance qui l’avait fait changer d’avis. Quelle était cette circonstance ? La jeune fille ne pouvait avoir parlé à personne, au dehors, puisqu’elle était avec son fiancé. Avait-elle donc vu quelqu’un ? Si oui, ce devait être quelqu’un venant d’Amérique ; elle avait passé peu de temps dans ce pays-ci et ne connaissait sûrement personne ayant sur elle assez d’in-